Les hommes perdus
vous communiquer, général.
— Quoi donc ? Et de la part de qui ?
— Du prince de Condé », répondit Fauche-Borel entre haut et bas. Pichegru lui fit signe de se taire, et, posant sa tasse sur une console, il emmena l’agent dans une bibliothèque solitaire, dont la pluie battait les vitres.
— Je vous écoute. Que me veut monseigneur ?
— S’unir à vous, marcher avec vous pour rétablir la royauté. Il compte sur vous.
— Et il a raison. Mais ce sont là des choses vagues. N’avez-vous rien de plus précis à me dire ?
— Non, général. On m’a envoyé vers vous simplement pour prendre contact, pour connaître vos dispositions.
— Eh bien, monsieur, vous les connaissez à présent. Retournez chercher des instructions détaillées. Je vous attends dans trois jours, à mon quartier d’Altkirch. Vous me trouverez seul, à six heures de relevée. »
Le soir même, à Bâle, Montgaillard vit arriver un Fauche-Borel rayonnant qui lui donna l’affaire pour faite. Du moins était-elle bien amorcée. Le comte et l’abbé Dumontet employèrent les deux jours suivants à écrire une belle lettre glorifiant par avance la conduite du général et lui garantissant la gratitude de Sa Majesté. Suivaient les propositions que Montgaillard devait transmettre au nom du roi.
Le général Pichegru serait fait maréchal de France. Il recevrait le cordon rouge, le gouvernement de l’Alsace, le château et le parc de Chambord pour domaine, avec douze des canons qu’il avait enlevés aux Autrichiens, un hôtel de son choix à Paris, un million en argent, plus une pension de deux cent mille livres réversible pour moitié à sa femme, pour un quart à ses enfants et descendants jusqu’à extinction de sa race. Arbois, sa ville natale, serait rebaptisée Pichegru et exemptée d’impôt pendant quinze ans. Pour son armée, on lui offrait la confirmation des officiers dans leurs grades, un avancement à ceux qu’il recommanderait. Il pourrait promettre une pension pour tout commandant de place qui la livrerait, exemption d’impôt pour toute ville qui ouvrirait ses portes, pour le peuple de tout état amnistie entière et sans réserve.
Les conditions étaient très simples : le général au milieu de son armée proclamerait le roi, recevrait dans Huningue le prince de Condé et son corps, puis marcherait avec eux sur Paris. Fauche-Borel fut chargé de les exposer verbalement.
Il n’eut point d’abord à le faire. Reçu par Pichegru, celui-ci, après avoir lu la lettre, observa : « Fort bien, mais qui est ce comte de Montgaillard ? Je ne le connais pas. Il dit tenir ses pouvoirs de monseigneur le prince de Condé. Je ne mets point en doute sa parole ; il ne trouvera pas mauvais néanmoins qu’avant de m’engager dans une telle entreprise je veuille un mot de monseigneur lui-même m’assurant qu’il approuve ces propositions. »
Fauche reprit la route de Bâle séance tenante, y parvint à neuf heures du soir, mit Montgaillard au courant. Le comte à son tour monta en voiture. À minuit et demie, il était à Mülheim. Le prince dormait. On l’éveilla. Il reçut Montgaillard dans sa chambre, au lit, coiffé d’un madras dont les pointes retombaient comme deux oreilles de lapin et remuaient comme elles, car Son Altesse secouait la tête. Non, non, il n’entendait pas écrire au général Pichegru. À tout prendre, il y avait de la trahison là-dedans, pour la bonne cause assurément, mais de la trahison quand même ; un Condé n’y pouvait être mêlé. Montgaillard se garda de remarquer que, depuis Louis I er de Bourbon jusqu’au Grand Condé, on ne redoutait guère de pratiquer soi-même la trahison, dans la famille. Il raisonna monseigneur. Au bout d’une heure, il obtint qu’une lettre serait envoyée ; au bout d’une autre, que le prince la rédigerait de sa main. Mais il ne voulait pas qualifier Pichegru de général. Ne serait-ce pas reconnaître la République ! Il ne voulait pas mettre l’adresse, il ne voulait pas apposer son cachet. À sept heures du matin, enfin, il avait consenti à tout et écrit huit lignes confirmant à Pichegru que le comte de Montgaillard agissait au nom de Sa Majesté par délégation de ses pouvoirs, à lui, Condé, et avec son entière approbation.
Le comte repartit pour Bâle, et Fauche-Borel de là pour Altkirch. Pichegru avait servi, douze ans plus tôt, sous les ordres de Condé. Il se flattait de reconnaître son écriture. Il
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