Les hommes perdus
la reconnut, en effet. « Cela suffit, dit-il. Rendez la lettre à Son Altesse. Et maintenant, que veut-Elle ? » Fauche exposa les conditions. Le général écoutait, sa figure vulgaire, au gros nez rougeaud, appuyée sur son poing. « Non, dit-il. Cela ne rime à rien. Je ne veux pas être le troisième tome de La Fayette et de Dumouriez. Le plan du prince mènerait droit à l’échec. En quatre jours, Huningue serait repris, et moi perdu en deux semaines. Ce n’est pas du tout ainsi qu’il convient d’agir. »
Il développa son propre dessein. D’abord procéder à un tri dans son armée. Elle comprenait des monarchistes et des républicains convaincus, – il disait des braves gens et des coquins. Il éloignerait les seconds en leur assignant des postes « où ils ne peuvent nuire, et où leur position sera telle qu’ils ne pourront pas se rejoindre. Je placerai dans les forteresses des officiers sûrs, pensant comme moi. » Alors il franchirait le Rhin avec les braves gens, proclamerait le roi, arborerait le drapeau blanc, se réunirait au corps de Condé. Ils passeraient ensemble le fleuve pour rentrer en France, accompagnés par un puissant contingent de troupes autrichiennes qui occuperaient solidement, au nom du roi, Huningue et les places fortes livrées par les officiers. Ainsi, les derrières bien assurés, Jourdan fixé par les Impériaux, on marcherait sans crainte sur Paris. Il pensait y parvenir en quatorze jours, constamment grossi de tout ce qu’il y avait de royaliste dans les départements et les autres armées. « Mais il faut que vous le sachiez, précisa-t-il, pour le soldat français la royauté est au fond du gosier. Il faut, en criant : « Vive le Roi ! » lui verser du vin et lui mettre dans la main un écu. Il faut que rien ne lui manque dans le premier moment. Il faut solder mon armée jusqu’à sa quatrième ou cinquième marche sur le territoire français. Allez rapporter tout cela au prince, et donnez-moi ses réponses. »
Ce plan infiniment plus sérieux, très redoutable pour la république, offrait en outre à Pichegru l’avantage de ne consommer sa trahison qu’une fois en sécurité de l’autre côté du Rhin, au milieu des armées impériales. Ici, il devait compter sur une forte résistance des républicains, nombreux autour de lui, et des représentants. Sans doute, le moustachu Merlin de Thionville avait-il désiré une restauration monarchique, avec Louis XVII et un conseil de régence dont il eût fait partie. Une restauration royaliste avec Louis XVIII, c’était une tout autre paire de manches. Or Merlin et ses collègues exerçaient l’autorité suprême sur les troupes. Ils les lanceraient sans hésitation contre le général en chef. Et Jourdan, toujours sans-culotte, se trouvait à portée de les renforcer rapidement. À tous égards, il ne pouvait être question pour Pichegru d’adopter le plan de Condé.
Il ne pouvait pas non plus être question pour Condé d’adopter le plan de Pichegru. Car la même interdiction formelle, diffusée par l’agence de Paris et émanant de Louis XVIII en personne, qui avait paralysé Puisaye à Quiberon, imposait au prince de repousser toute action directe avec les Impériaux. Le prétendant se défiait autant de Thugut et de François II que de Pitt. Ni un soldat anglais ni un soldat autrichien ne serait introduit dans le royaume de France par les émigrés fidèles à la monarchie légitime. Montgaillard dut répondre au général qu’il ne fallait pas franchir le Rhin, mais proclamer sur place Louis XVIII, ouvrir Huningue aux troupes royales et ne s’associer aucune force impériale, fût-ce la plus minime. Pour l’argent, on mettrait deux millions en numéraire à sa disposition.
Pichegru répliqua que se serait un suicide. Pour sa part, il n’entrait nullement dans ses intentions de se suicider. Montgaillard insista auprès du prince. Il n’en obtint rien. Le comte voyait se confirmer ses prévisions quant aux difficultés de l’entreprise. Ne concevant pas les motifs de Condé, il attribuait à la petitesse d’esprit ce qu’il considérait comme un absurde entêtement à faire seul la restauration. Ce n’était pas que Condé voulût la faire seul, puisqu’il en partagerait la gloire avec Pichegru ; c’était que Louis XVlII ne voulait point la laisser faire, à leur façon, par des étrangers.
Déçu, las d’aller et venir, Fauche-Borel abandonna. Courant fut chargé
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