Les hommes perdus
gazetier ou de libelliste ne l’éloignerait point des affaires publiques, au contraire. Souvent un article a plus d’effet qu’un discours à la tribune, Marat, Desmoulins l’avaient mainte fois prouvé.
L’on retourne toujours
À ses premières amours,
chantonna Lise lorsque, rentré à Neuilly, il lui raconta sa conversation avec Louvet. « N’est-ce point ainsi que tu as débuté dans la politique, à Limoges ! ajouta la jeune femme.
— Eh oui ! au temps de la Feuille hebdomadaire où écrivaient Xavier Audouin, alors abbé, et le curé Gay-Vernon. Au temps où tu ne m’aimais pas, où tu me tenais pour un ambitieux, tortueux et avide.
— Je t’ai toujours aimé, tout en croyant aimer notre cher et admirable Bernard, sans quoi tu ne l’eusses point supplanté.
— Tu es une petite coquine, ma tourterelle, fit Claude en l’asseyant sur ses genoux et la caressant avec tendresse. Comme tout cela paraît loin ! soupira-t-il. Pourtant, il y a sept années à peine.
— Il s’est produit tant de choses grandes et terribles, depuis ! Nous avons vieilli vite.
— Tu dis vrai. Te voilà ridée comme une pomme, ma vieille dame de vingt-six ans.
— Claude ! se récria-t-elle en lui tapant sur les doigts. D’abord, on n’évoque jamais l’âge d’une femme. Et puis cela te va bien de parler de mes rides, avec ta longue barbe blanche et tes fausses dents !
— Fausses, peut-être, mais assez bonnes pour te croquer, mon enfant. »
Ils éclatèrent de rire en mêlant leurs baisers. Puis Claude, soudain grave, remarqua : « Jamais, ces dernières années, nous n’aurions dit des choses pareilles. Cette gaieté !… La vie reprend un cours humain – pour les survivants. Tant de gens qui s’aimaient comme nous !…»
Ce fut à Lise de soupirer. De tristes souvenirs l’étreignaient souvent. Camille, Lucile, leur petit Horace orphelin, Danton, sa jolie Louise, Élisabeth Le Bas, la femme de Pétion, celle de Brissot, le malheureux Montégut… Elle se leva vivement, prit son mari par la main. « Viens voir ton fils. »
Dans le jardin, sur les genoux de sa tante Thérèse, il avalait avec entrain les cuillerées de bouillie qu’elle lui présentait. La grosse Margot, en extase devant ce magnifique poupon aux yeux bleu d’émail, aux cheveux blonds frisottants, tenait l’écuelle. Une fraîcheur montant de la Seine adoucissait le soir. Le cœur plein, Claude se demandait s’il ne jouissait pas d’un bonheur volé.
VII
Le lendemain, peu après onze heures, il entrait au Palais-Égalité par le passage du théâtre de la République. Quelques gardes nationaux bavardaient paresseusement sous la voûte, les uns assis sur le banc du poste, d’autres à califourchon sur des chaises, le chapeau repoussé, la veste entrouverte, profitant de l’ombre et du courant d’air.
Suivant la Galerie-Neuve, Claude gagna le n o 24 où s’ouvrait la boutique de Brigitte Mathey – « veuve de Gorsas » sans avoir été son épouse –, avec laquelle Jean-Baptiste s’était associé. Cette citoyenne, affable mais dénuée de beauté (au reste, son amant n’eût pu passer pour un Adonis ; Hébert l’appelait assez justement « le sapajou Gorsas »), introduisit Claude dans l’arrière-boutique où Louvet l’attendait. C’est dans ce local, alors cabinet de lecture, dont les fenêtres donnaient sur la rue, qu’en octobre 93 Gorsas, échappé du Calvados après l’échec de l’insurrection brissotine et revenu très imprudemment à Paris pour revoir sa Brigitte, avait été aperçu par des volontaires nationaux, cerné et saisi.
Une pénombre relativement fraîche emplissait la pièce aux volets mi-fermés, aux murs tapissés de livres. Dans l’angle droit s’élevait en vis un escalier conduisant à l’entresol que le ménage Louvet partageait avec la veuve. Le petit Jean-Baptiste, en bras de chemise, achevait des comptes, un registre ouvert devant lui, et à côté – imprimée sur papier rose comme autrefois –, une collection de La Sentinelle dont il avait recommencé depuis quelque temps la publication interrompue à la fin du ministère Roland.
« Quelle chaleur ! dit-il. Ôte donc ton habit et prends un siège. J’ai bien approfondi mon idée d’hier soir. Je pourrais te proposer plusieurs choses, mais celle-ci m’arrangerait en même temps que toi, si elle te convient. Voici : le loisir me manque pour m’occuper comme il le faudrait de La Sentinelle et
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