Les hommes perdus
mon frère. Nous verrons ; mais, à moins que ce ne soit pour vous rendre service, il me paraîtrait plus séant de reprendre la profession d’avocat ! »
Quittant Louis rue Saint-Honoré, il alla carrément au Palais national s’asseoir dans la salle de la Liberté et des Drapeaux. Il y faisait frais par contraste avec la lourde chaleur du dehors. Les fenêtres, près du plafond, donnaient sur le côté ombreux de la cour. Les invalides en uniforme – des citoyens actifs, bien qu’ils ne payassent pas de cens – allaient et venaient entre les groupes. Face à l’énorme statue en faux bronze, Claude attendit l’arrivée des représentants pour la séance de relevée. Gay-Vernon se montra parmi les premiers. En voyant Mounier venir vers lui, l’évêque se douta de ce qui l’amenait. « Mon pauvre ami, dit-il, les rescapés de la Montagne et plusieurs modérés ont fait ce qu’ils ont pu, mais les Soixante-Treize nous ont écrasés.
— C’est un comble ! Ils nous doivent, à Lindet et à moi, de vivre encore, et ils nous en remercient de la sorte ! J’ai risqué ma tête pour sauver les leurs. Je le regrette.
— Ne dis pas cela, tu ne le penses point.
— Si, ma foi, et je le proclamerai bien haut. » Apercevant Lanjuinais qui arrivait, il l’arrêta. « Lanjuinais, lui lâcha-t-il froidement, je t’aimais bien, mais tu es un ingrat, un hypocrite et un traître. J’étais en train d’assurer à Gay-Vernon que si c’était à recommencer je me garderais de risquer ma vie pour vous protéger des Hébertistes. Pourquoi m’invitais-tu à la Commission des Onze, si tu te disposais à me chasser des affaires ?
— Allons, allons, Mounier ! Tu m’aimais bien, mais tu n’as pas hésité à me proscrire, le 2Juin, t’en souvient-il ? T’en ai-je considéré comme un traître ? Je t’invitais à suivre les travaux des Onze parce que je t’estimais. Je t’estime et je t’aime toujours. Ce n’est pas toi que l’on ne veut pas revoir ici ; c’est Fouché, c’est Barère, Vadier, Amar, Voulland, le Léopard, Crassous, Lequino, etc. Comme nous voterons nécessairement une amnistie générale, ils seraient revenus si nous n’avions pas déclaré inéligibles tous les conventionnels décrétés d’accusation ou d’arrestation. Tu reprendras place parmi nous aux élections prochaines. Cela te fera un an de repos. »
Ce n’était pas de repos qu’il avait besoin, mais de travail. Depuis trois mois, il ne touchait plus son indemnité de représentant. Le ménage vivait aux crochets des Naurissane. Thérèse et Louis trouvaient cela naturel, mais cette situation, humiliante en dépit de leur délicatesse, ne pouvait durer. Il reprendrait son ancienne profession. Encore fallait-il attendre l’amnistie. Toujours du temps à ne rien faire, à ne rien gagner !
Descendant l’escalier du DixAoût, il rencontra Louvet, qui lui dit : « Tu as l’air bien frappé, mon ami. Je regrette de t’avoir donné une fausse espérance. Mais enfin, il ne faut pas prendre cela au tragique.
— Dans mon cas, ne serais-tu pas furieux et désolé ? Au lieu de réparer ce que tu appelais une injustice à l’égard de Robert Lindet, de Saint-André et de moi-même, la Convention la redouble. En outre, me voilà sans emploi, sans ressources. Je n’ai pas spéculé, moi, je ne me suis pas enrichi comme certains proconsuls. J’ai vécu au jour le jour, de mon indemnité, ne pensant qu’à la patrie, à la république. N’y a-t-il pas de quoi être furieux et amer ? Je retournerai au métier d’avocat quand j’aurai recouvré mes droits de citoyen. En attendant ?…
— Je te comprends, dit Louvet. Voyons, n’as-tu pas été magistrat pendant la Législative ? Tu pourrais… Non, c’est vrai, pas avant l’amnistie. Eh bien, pourquoi ne te tournerais-tu point vers le journalisme ? Tu as collaboré à la feuille d’Audouin, n’est-ce pas ?
— Oui. Seulement elle n’existe plus, et je n’ai nul argent pour en fonder une.
— Oh ! pour cela il n’y aurait pas tellement de difficultés. Mais je pense à une solution plus simple, qui arrangerait peut-être tout le monde. Il me faut y réfléchir, consulter… Écoute, viens demain matin, après dîner, à la boutique. De toute façon j’aurai trouvé quelque chose à te proposer, si tu consens à vivre de ta plume. »
Claude n’y avait jamais songé. Si c’était possible, cela lui semblait séduisant. La profession de
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