Les hommes perdus
Claude haussa les épaules. Néanmoins il restait remué par cette rencontre.
Inutile d’en parler à Lise, cela ne ferait que l’attrister au sujet d’une personne vraiment peu intéressante. Il se contenta de rapporter à sa femme l’offre et les projets de Louvet. « Eh bien, il faut essayer, dit-elle avec sagesse. Cela te convient, et, de toute façon, tu n’as rien à y perdre. »
Dans la matinée suivante, le contrat fut signé. Il y était précisé que Louvet donnerait sous son nom, pour placer en tête de chaque numéro, un bref billet d’éditeur, et qu’il se réservait le droit de refuser les articles jugés par lui non conformes à ses vues. Jusqu’à l’amnistie, Claude signerait simplement C. M. Leurs dispositions prises, les nouveaux associés quittèrent ensemble le Palais-Royal. Comme ils se séparaient sur le Carrousel, Jean-Baptiste dit : « Tu ferais bien de penser dès maintenant à ta copie. Le temps passe vite, tu sais. Bon travail, mon ami. » Il franchit la grille aux pointes dorées. Claude monta chez lui pour réfléchir dans la solitude de son appartement. Il entrouvrit les volets, ne laissant entrer qu’un rayon du soleil frappant la façade, ôta son habit, retroussa ses manchettes et s’attabla devant le grand bureau à cylindre.
Comme Louvet, il voyait dans les divisions entre révolutionnaires l’unique danger qui menaçât encore la république. Elles seules entretenaient chez les royalistes l’espoir de triompher malgré tous leurs insuccès, malgré l’échec de leur tentative en Vendée après la défaite de Quiberon. Lord Moira avait débarqué le comte d’Artois à l’île d’Yeu, et le commodore Warren essayé de descendre sur les rivages vendéens. Mais Hoche gardait étroitement toute la côte. Peu soucieux de s’y frotter, Monsieur, qui préférait à la guerre la tendre compagnie de M me de Polastron, s’en retournait maintenant vers elle, laissant Charette furieux. Dans une lettre dont les légitimistes colportaient partout les termes pour faire pièce aux partisans d’Artois, Charette mandait au prétendant : « Sire, tout a manqué par la lâcheté de votre frère. »
Claude prit la plume et nota : « En cet automne de l’an III, il ne reste aux royalistes qu’une ressource, celle d’un mouvement dans Paris, combiné avec la trahison de certain chef d’armée sur lequel ils ont jeté les yeux depuis germinal. » Cela servirait d’entrée en matière pour le principal article du numéro. S’en tenir à cette allusion ; on ne pouvait rien dire de plus sur Pichegru avant de connaître ses réactions au plan conçu par Bernard. Continuer en dénonçant la tactique fondamentale des contre-révolutionnaires. Exemple, Batz. « Les ennemis de la république n’ont nullement changé leurs batteries depuis le 10Août. La brochure publiée au printemps dernier par le baron de Batz, pour se défendre d’avoir jamais été un émigré ni un agent de l’étranger, est fort instructive à cet égard. Certes, nous avons les meilleures raisons de croire qu’au contraire de ses affirmations le baron n’a exercé aucune action sur le 9Thermidor ; en revanche, ce qu’il dit de son influence dans les journées des 31 Mai-2 Juin semble à peine exagéré. Marat, Robespierre, Danton, la Montagne entière voulaient voir sortir de l’Assemblée les Brissotins, mais ne désiraient pas leur arrestation. Ce sont les contre-révolutionnaires qui, au moyen du Comité de l’Évêché formé principalement de Gusman, Desfieux, Proly, Peyrera, Dufourny, faux sans-culottes complices de Batz (et, par la suite, incarcérés ou guillotinés comme tels), ont perpétré cet attentat contre la représentation nationale. Telle a toujours été, telle demeure leur lactique : mettre à profit toute division entre les révolutionnaires, envenimer leurs querelles, les pousser à se détruire les uns les autres. Cela n’a que trop souvent réussi, mais ne réussira plus maintenant que M. le baron de Batz a eu la bonté de nous ouvrir les yeux sur le procédé. »
Bien. Arranger ça et poursuivre en battant le rappel. « Pour déjouer le dessein des royalistes, les révolutionnaires doivent oublier des divergences de vues à tout prendre secondaires, et soutenir la nouvelle république, même si elle ne répond exactement ni au vœu des Montagnards ni à celui des monarchistes constitutionnels. Ceux-ci ne l’en ont pas moins consciencieusement et
Weitere Kostenlose Bücher