Les hommes perdus
hommes qui ont couvert la France d’échafauds. Ainsi, ajoutent-ils, la nouvelle législature ne sera pas purgée des terroristes ; ainsi la nation ne sera pas rassurée sur son avenir, elle n’aura pas la certitude de ne jamais voir renaître un régime affreux.
« D’honnêtes citoyens se laissent prendre à ce langage, sans se rappeler ou savoir que les royalistes réclament à leur maître, le prétendu Louis XVIII, pour le jour où il monterait sur le trône, quarante-cinq mille exécutions capitales, et ils comptent bien fusiller tous les acquéreurs de biens nationaux. Au reste, ils ont donné, dans la vallée du Rhône, en massacrant jusqu’à de vieilles femmes et des jeunes filles, l’exemple de ce qu’ils feraient dans toute la France s’ils accédaient au pouvoir. Les citoyens désireux de connaître le bénin et charmant régime que ces messieurs se proposent d’instaurer, en trouveront la peinture dans les rapports de Doulcet-Pontécoulant (lequel n’eut jamais rien d’un sans-culotte) et de Marie-Joseph Chénier, lus à la Convention les 8 et 17 Prairial, les 6 et 25 Messidor, sur les massacres du Midi. Nous en publions des extraits ci-contre…»
Claude laissa la suite en suspens. Il lui restait cinq jours et demi avant de remettre la copie à Louvet pour l’impression. Il voulait voir un peu ce qui se passait dans les assemblées sectionnaires, et il lui fallait se procurer les extraits en question.
Il commença par là, en allant chez Tallien. Un laquais – on disait « un officieux » –, venu tout droit de l’Ancien Régime, l’introduisit dans le petit salon bleu-vert et or, dont la porte-fenêtre était ouverte sur le jardin. Près d’elle, le maître de maison s’entretenait avec Rœderer, tandis que sous les ombrages le capitaine Rouget de Lisle, guéri d’une blessure légère reçue à Quiberon, fleuretait avec les citoyennes Tallien et Beauharnais, toutes deux fort décolletées dans leurs mousselines blanches. Tallien et Rœderer : les deux plus grands nez de Paris, celui-là charnu, tombant, celui-ci osseux, en bec de corbin. Comment la ravissante Thérésa, dans la fraîcheur de ses dix-neuf ans, pouvait-elle aimer ce vilain lourdaud ? Sans doute, en Gironde, s’était-elle donnée à lui pour se préserver de la guillotine, et il l’avait sauvée le 9Thermidor. En tout cas, dans le milieu galant et jouisseur qui les entourait, elle lui restait fidèle. (Claude se faisait d’étranges illusions sur la dame. Il ignorait que ladite Thérésa, pendant la mission de son mari à Quiberon, était devenue, comme son amie Rose-Joséphine, la maîtresse de Barras. Mais elle dissimulait très soigneusement, car Tallien se montrait soupçonneux, jaloux et violent.)
Après quelques propos, Rœderer descendit au jardin. « Avec toi, dit Claude à son ex-collègue, je n’ai point à me masquer. Quoique cela doive rester secret jusqu’au jour de l’amnistie, je te confie que je suis désormais journaliste.
— Tu as d’autant moins à te masquer, répliqua Tallien en riant, que c’est moi-même, Legendre et Cambacérès qui avons engagé Louvet à te prendre avec lui.
— Pas possible ! Il m’a donné l’idée comme venant de lui-même.
— Elle vient de lui, en effet, mais il nous a demandé conseil avant de t’en parler.
— Ah bon ! Parce que je suis proscrit ? »
Tallien secoua sa tête sensuelle, aux lourdes paupières, aux joues curieusement creuses. « Parce que c’est nous qui avons prié Louvet de ressortir sa vieille Sentinelle et fourni les moyens de la publier.
— Je vois. Les fonds secrets, hein ?
— Parbleu ! Cette feuille n’a jamais vécu autrement. Au temps de Roland, le ministère de l’Intérieur la finançait. Aujourd’hui, c’est le Comité de Salut public. »
Claude se cabra. « Cela change tout. Dans ces conditions, j’abandonne. Pourquoi Louvet ne m’a-t-il rien dit ?
— Il n’en avait pas le droit. Et ne monte pas sur tes grands chevaux, laisse-moi t’expliquer les choses. Te connaissant, nous pensions bien…
— Assurément. Je ne suis pas de ce genre. Si l’on m’accuse de toucher des fonds secrets, je veux pouvoir répondre que c’est inexact.
— Tu le pourras. Laisse-moi donc parler. Il n’y a pas de tripotage. Le Comité achetait vingt mille des trente-deux mille exemplaires de La Sentinelle, pour les distribuer dans les administrations, les assemblées sectionnaires,
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