Les hommes perdus
etc.
— C’était le système du Père Duchesne. Desmoulins le lui a très justement reproché.
— Parce qu’Hébert vendait à Bouchotte soixante mille exemplaires et s’en faisait payer cent vingt mille. Ah toi !… Crois-tu donc Louvet malhonnête ?
— Non, certes non ! Mais même sous cette forme votre combinaison ne me convient pas.
— Écoute, dit Tallien impatienté, si tu n’entends décidément pas me laisser parler, je te quitte la place.
— C’est bon, excuse-moi, je ne t’interromprai plus.
— J’en suis fort aise. Donc Legendre, Cambacérès, Louvet et moi, bien convaincus que tu ne voudrais pas t’occuper de cette feuille si elle restait inféodée d’une façon ou d’une autre au Comité, nous avons résolu de ne plus en acheter aucun exemplaire. Comme cela, plus de fonds secrets. À partir du prochain numéro, elle vivra de ce que tu lui feras rapporter. De toute manière, Louvet n’y pouvait consacrer assez de temps, il l’aurait abandonnée. Or, tu le sais certainement, elle compte une clientèle normale de douze mille lecteurs. Ce serait dommage de les perdre. Et je ne doute pas que tu ne les doubles ou quadruples, toi dont La Sentinelle sera l’unique occupation, toi qui as montré, au Comité de Salut public, ta puissance de travail. Tes idées et les nôtres correspondent. Tu les répandras dans le public beaucoup mieux que nous n’y parvenions. Par conséquent, nous gagnons tous dans l’affaire. Cela te va-t-il, cette fois ?
— Oui. C’est égal, Louvet aurait bien pu tout me découvrir !
— Il n’en avait pas le droit, je te le répète.
— Soit. Eh bien, je te remercie. Je vous remercie, Cambacérès, Legendre et toi. Une gazette dont on vend déjà douze mille exemplaires est un joli cadeau. J’espère en tirer parti. Voilà mes projets pour le premier numéro. »
Il les exposa.
« Excellente idée, dit Tallien. Passe demain soir aux bureaux du Comité, je t’aurai fait lever copie de ces rapports. Ou plutôt viens la prendre ici. Pour le moment, mieux vaut que tu ne paraisses pas dans les bureaux.
— Autre chose, ajouta Claude. J’ai rencontré ce Corse, le général Buonaparté, auquel Saliceti et Gasparin avaient confié le commandement de l’artillerie devant Toulon, et qui a rendu là les plus grands services. Il se trouve sans emploi. C’est encore une victime d’Aubry. Ne pourrais-tu rien pour ce garçon ?
— Bon, je verrai le jeune Fain. Redis-moi le nom de ton protégé. »
Claude l’épela, ajoutant : « Pourquoi ne pas voir Ponté-coulant lui-même ?
— Mon bon ami, répondit Tallien en haussant les épaules, ce n’est pas Doulcet-Pontécoulant qui dirige la Commission militaire, mais le secrétaire général Fain, un fort honnête jeune homme. Au reste, Pontécoulant est sortant du Comité de Salut public. Letourneur lui succède. Que veut au juste ton Buonaparté ? Drôle de nom !
— Aller à Constantinople, au service du sultan.
— Drôle d’idée ! mais il ira, sois tranquille. Au fait, reprit Tallien, tu es apparenté, il me semble, à l’ancien municipal Dubon, qui s’occupe des subsistances.
— En effet. C’est le mari de ma sœur.
— Alors tu peux te vanter d’avoir pour neveu un officier de marine comme il nous en faudrait beaucoup. Sur un rapport de Topsent, nous venons de décerner au fils Dubon une épée d’honneur, de le nommer capitaine de vaisseau et chef de la division légère dans la flotte de Brest. »
Claude s’empressa de porter au Pont-Neuf cette nouvelle. En l’apprenant, Claudine sauta de joie et sa mère essuya des larmes. « Je suis fière de ce petit, assurément, dit-elle, mais je ne puis m’empêcher de craindre toujours… Ah ! quand finira cette guerre ?
— Vous êtes toutes les mêmes, répliqua Claude. Et vous avez toutes raison. Moi aussi je déteste la guerre. J’ai lutté de mon mieux contre elle, avec Robespierre, aux Jacobins. Quand la Législative l’a déclarée au roi de Bohême et de Hongrie, j’ai annoncé qu’elle durerait vingt ans. J’en suis plus persuadé que jamais. Danton a voulu les limites naturelles, on ne saurait le lui reprocher. Comment ne pas souhaiter la grandeur de la patrie, ne pas aimer sa grandeur et sa gloire ! Mais à présent nous entrons dans la guerre de conquêtes. Où nous mènera-t-elle ?… Cependant rassure-toi pour Fernand. Ma chère Gabrielle, j’ai le sentiment que ton fils mesure ses risques
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