Les hommes perdus
Louis qui est lieutenant dans l’artillerie, présentement au camp de Châlons.
— Je gage que tu as beaucoup d’affection pour eux.
— Cela est vrai, citoyen, dit Buonaparté avec un clair et charmant sourire.
— Il ne t’en coûte pas d’aller si loin d’eux, en Turquie ?
— Il n’y a pas loin d’ici à Constantinople, et l’Orient c’est l’avenir, un beau champ pour la gloire. Si je la conquiers, je te la devrai, citoyen.
— Je n’ai rien fait. Tu dois remercier Tallien, non pas moi. »
Ils parlèrent encore un moment, de la situation en France, à Paris où l’agitation contre-révolutionnaire croissait dans le centre. Buonaparté – ou Buonaparte – n’était guère fixé dans ses opinions là-dessus. Il n’aimait pas les royalistes et s’indignait de les voir tenir à présent le haut du pavé comme s’ils se sentaient déjà les maîtres ; mais il n’aimait pas plus les conventionnels qu’il semblait, comme beaucoup de gens à l’heure présente, mépriser, tout en affirmant avec force son admiration pour « les immortels principes de 89 ». Il avait été « patriote prononcé » ; il évoqua une brochure sortie de sa plume en août 93 : le Souper de Beaucaire, où il prenait le parti de la Montagne contre les fédéralistes toulonnais. Claude gardait quelque souvenance de ce factum imprimé dans le Midi sur ordre de Saliceti, de Robespierre jeune, et dont ils avaient envoyé des exemplaires au Comité de Salut public. La Convention offrait-elle encore à Buonaparté un centre d’unité auquel tous les républicains devaient se rallier ? Il paraissait plutôt la tenir pour un ramassis d’incapables.
Curieux caractère ! songeait Claude après avoir raccompagné le petit officier. Si réaliste dans ses conceptions militaires, et si fumeux d’autre part ! L’Orient… un beau champ pour la gloire ! Qui a besoin de gloire ? Un ambitieux romanesque. La France maintenant aurait besoin de paix, de stabilité.
Un lecteur écrivait : « Citoyen rédacteur, comme il y a des gens qui affectent de dire que la Convention ne sera pas purgée si l’on ne remplace qu’un tiers, vous trouverez peut-être convenable de faire remarquer que le nombre des Montagnards mis depuis un an hors de la Convention se monte à quatre-vingt-dix-huit…» Un Montagnard lui-même, sans doute, ledit lecteur. Sa lettre n’en valait pas moins la publication.
On sonna de nouveau, et l’on entra. Un pas boiteux. C’était Bernard. « Je dispose d’un moment, dit-il. J’en profite pour t’aviser. » Il savait que Claude voulait consacrer une partie de son numéro à l’offensive sur le Rhin ; le matin, il lui avait donné des nouvelles de Jourdan. Excellentes. Le fleuve franchi, l’ami Jourdan s’était mis en marche hardiment sur la route de Düsseldorf à Francfort. Sa dernière dépêche, datée de la veille, troisième jour complémentaire, le situait vers la Lahn. On venait de recevoir tout à l’heure celles de Pichegru, transmises par le télégraphe de Landau et portant la même date. « Je me suis peut-être trompé sur son compte, dit Bernard. Je ne le crois pas, mais, pour l’instant Pichegru exécute bien les instructions : il a fait capituler Mannheim en menaçant la ville d’un bombardement, et il a lancé son corps de tête sur la rive droite. Le suivra-t-il avec toute son armée ? Agira-t-il énergiquement ou mollement ? La question est là. À mon avis, tu devrais attendre pour aborder ce sujet. »
Le lendemain, cinquième jour complémentaire, Claude se rendit de bonne heure à Paris, conduit par le cocher de son beau-frère (Naurissane, afin de mettre au point ses projets avec Cabarrus, était parti pour Madrid, emmenant Thérèse). Claude voulait consacrer toute cette journée à visiter les assemblées de section. Dans l’avenue des Tuileries, dont l’automne commençait de jaunir les frondaisons, parmi les cavaliers isolés ou en groupes chevauchant vers l’Étoile et le bois de Boulogne, il aperçut un hercule monté sur une magnifique bête pommelée. « Mais c’est Santerre ! s’exclama-t-il. Arrête, cocher. » Il adressa des signes au bon gros géant qui, imposant à son cheval un changement de pied, se dirigea vers la calèche. Il avait de nouveau l’air florissant.
« Tu es superbe, lui dit Claude. Je me réjouis de te retrouver en si bel état.
— Merci, mon ami. Oui, je me suis pas mal remplumé.
— Tu as rouvert ta
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