Les hommes perdus
la section Le Pelletier. Sur une motion de Merlin de Douai, elle décréta qu’à l’avenir « tout président ou secrétaire d’assemblées primaires qui mettrait aux voix ou signerait des arrêtés étrangers à l’objet de leur convocation » serait réputé coupable d’attentat contre la sûreté de l’État et traité comme tel.
La menace parut faire impression. Mais, le 5, Claude trouva sous sa porte un nouveau message d’Héron, – confirmé un peu plus tard par Bordas, avec lequel Claude dîna au restaurant Berger en compagnie de Gay-Vernon et de Brival. D’après l’agent secret, Lemaître et ses associés (on identifiait à présent l’un d’eux, un certain Brottier, mis désormais en surveillance) avaient attiré à Paris de nombreux chouans. Avec la complicité des autorités sectionnaires, on les incorporait dans la garde nationale. Tiens donc ! les royalistes se rendaient compte qu’il leur fallait renforcer sérieusement les boutiquiers en uniforme ! Pendant ce temps, les pétitionnaires des sections aristocratiques protestaient à la barre contre la « menace » des régiments concentrés sous Paris. Un orateur délégué par le Mail demanda insidieusement : « La garde nationale a-t-elle démérité, pour qu’on l’enveloppe de troupes ? » Lacretelle, au nom des Champs-Élysées, osa dire : « Il ne faut pas que l’on voie paraître les enseignes de la Terreur au milieu de ces délibérations dans lesquelles le peuple va exercer sa liberté. »
En réponse, Claude, d’accord avec Louvet, inséra le message d’Héron, sous ce titre : « Rapport présenté au Comité de Salut public par le Comité de Sûreté générale, le 5 vendémiaire an IV. » Et il ajouta ce commentaire : « La Convention n’a nul besoin de troupes contre la garde nationale parisienne ; elle en a besoin contre les vaincus de Quiberon, car ils espèrent prendre leur revanche à Paris. M. de Lacretelle jeune a évoqué les enseignes de la Terreur. Qui, sinon ces chouans, agite ici les enseignes d’une terreur nouvelle ? Et comment ose-t-on appeler peuple quelque 5o ooo propriétaires ou assimilés exerçant leur liberté dans les assemblées dont plus de 1oo ooo autres Parisiens sont exclus ? »
L’esprit polémique n’empêchait point Claude de surveiller sa plume ; ce que la plupart de ses confrères gazetiers, et les pamphlétaires plus nombreux chaque jour, ne faisaient point. Les injures, les menaces s’entrecroisaient. Les adversaires des perpétuels les traitaient couramment de profiteurs, d’agioteurs, de concussionnaires, de brigands qui se cramponnaient au pouvoir pour continuer leurs vols. À certains, ils décochaient des flèches plus barbelées. Ils lançaient à la tête de Tallien les guillotinages de Bordeaux, l’or dont il s’était, assuraient-ils, empli les poches en vendant des grâces et en faisant main basse sur l’argent et les bijoux des condamnés. Ils allaient jusqu’à lui imputer les massacres de Septembre. Ils dénombraient les victimes de Barras et de Fréron, fusillées à Toulon, à Marseille. Ils accusaient odieusement Marie-Joseph Chénier d’avoir envoyé son frère André à l’échafaud. Ils traitaient Legendre de boucher prétentieux et imbécile, Louvet de folliculaire stipendié (on n’avait pas encore découvert que Claude le remplaçait). Les anciens Montagnards ripostaient en qualifiant leurs insulteurs de royalistes noirs, d’Incroyables, de chouans, de pilleurs de diligences, d’agents de Pitt, de compagnons de Jésus, de fils du Soleil, d’égorgeurs et de vulgaires assassins. Legendre dénonçait M me de Staël comme conspirant dans son salon avec les pamphlétaires royalistes et correspondant avec les émigrés. À quoi Langlois répliquait en signalant la Thérésa de Tallien et la Lodoïska de Louvet comme les Erinnyes de la Montagne. Ces violences devaient inévitablement passer dans les actes.
Le sextidi, quelques heures après la parution de La Sentinelle, Claude se rendait à la boutique pour vérifier la liste des abonnements. Entrant dans la Galerie-Neuve, il lui sembla distinguer au milieu de l’ordinaire animation un mouvement anormal vers le numéro 24. Des gens venant du jardin, se pressaient sous les arcades, comme pour voir ce qui se produisait. Il se mit à courir parmi les passants et aperçut, en effet, un rassemblement tumultueux devant la librairie. De jeunes royalistes auxquels se mêlaient
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