Les hommes perdus
criant : « À bas les deux-tiers ! » et en brandissant leur pouvoir exécutif, comme ils appelaient la grosse canne généralement torse dont ils s’armaient, assaillirent dans le jardin du Palais-Royal les grenadiers de la garde recrutée pour le futur Corps législatif. Ces muscadins ne portaient pas seulement des cannes ; la poudre parla, un grenadier fut blessé.
La rébellion avait déjà éclaté, çà et là, en province, sous l’impulsion des prêtres réfractaires, des émigrés rentrés, d’agents royalistes travestis en démocrates. Ceux-ci enchérissaient sur le mécontentement des patriotes et les excitaient à la révolte. Tous les moyens semblaient bons aux royalistes pour dresser le pays contre les conventionnels. Parmi les nombreuses lettres de lecteurs adressées à La Sentinelle, plusieurs signalaient les agissements d’agents provocateurs. Selon l’une d’elles, dans le Doubs presque toutes les assemblées communales étaient guidées par les anciens curés revenus ou sortis de leurs retraites. Aussi le district de Saint-Hippolyte s’insurgeait-il pour délivrer les prêtres encore détenus. Dans le Midi, on réclamait avec des menaces la restauration du catholicisme comme religion dominante, et plusieurs assemblées un roi ; pendant qu’à Chartres les sections en révolte forçaient Letellier, en mission dans l’Eure-et-Loir, à taxer les subsistances en rétablissant l’ultra-révolutionnaire maximum. Ne pouvant supporter cette contrainte, le malheureux Letellier se suicida.
La Sûreté générale connaissait désormais l’existence d’une agence royaliste à Paris, et l’un de ses chefs : Lemaître. On le laissait en liberté, très surveillée, pour en apprendre davantage. On n’ignorait pas – et Claude le savait par Bordas, entré depuis peu au Comité de Sûreté – que cette agence avait envoyé, aux environs de Paris, en Normandie, en Bretagne, dans le Languedoc, dans le Midi, une circulaire à ses affidés, pour faire repousser les décrets, aiguillonner le peuple et provoquer des soulèvements. Héron réussit à saisir un de ces messages. Au nom du Comité, Ysabeau en donna lecture à la tribune. Après lui, Lecomte dénonça le Comité central insurrectionnel formé au couvent des Filles-Saint-Thomas, dans le local de la section Le Pelletier. Claude assistait à cette séance au milieu des nombreux « patriotes de 89 » peuplant les gradins publics. Curieuse sensation que d’être assis là et de se taire, après avoir été si longtemps de ceux qui siégeaient sur les banquettes vertes, qui montaient à la tribune. Mieux encore : il se rappelait le temps où, installé dans le somptueux fauteuil à l’antique, sous le trophée des drapeaux ennemis, il présidait cette Assemblée.
Quoique bien dégénérée depuis, elle restait comme autrefois insensible aux menaces. Sans s’émouvoir des criailleries contre-révolutionnaires, elle avait proclamé lois nationales la Constitution de l’an III et les décrets des 5 et 13 Fructidor. Elle décida que les assemblées électorales de département se réuniraient le 20 vendémiaire et devraient terminer leurs travaux l’avant-dernier jour de ce mois, au plus tard. Le Corps législatif entrerait en fonctions le 15 Brumaire, 6 novembre vieux style, pour nommer le Directoire exécutif. Les patriotes éclatèrent en applaudissements, tandis que les muscadins et des pétitionnaires venus à la barre pour protester encore contre les décrets murmuraient. Plusieurs sortirent furieux. Au-dessous de Claude, deux grotesques avec des collets vert-pomme démesurés, des perruques blondes qui leur mangeaient la figure, braquaient leur lorgnon en déclarant d’un air agressif : « Paole d’honneu, c’est incoyable ! » À l’extrême droite, Laharpe, le vieux Dussaulx, les royalistes Henry-Larivière, Aubry, Rovère s’agitaient sur leurs bancs.
Si les monarchistes modérés conservaient jusque-là un espoir de gagner la partie sans recourir aux armes, cette proclamation et ce décret l’anéantissaient. Il leur fallait lâcher la bride aux ultras, et sans doute marcher avec eux pendant quelques jours, comme le précisait Lacretelle jeune à Richer-Serisy. On devait donc s’attendre à une réaction violente des sections. Les Comités s’y préparaient en concentrant des troupes sous Paris. Déjà plusieurs bataillons et deux escadrons étaient arrivés à Marly où ils campaient discrètement au
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