Les hommes perdus
Cambacérès lui-même, semblaient tourner de jour en jour au monarchisme tandis que les principaux monarchistes tournaient au bourbonisme. « C’est singulier, confia Claude à Sieyès qui, accoté dans une embrasure, considérait toute cette société avec un air d’ennui, on sent une espèce de courant souterrain vers la droite, et il emporte même les régicides. Mais d’où diantre vient-il ? Je ne le discerne pas.
— Ce serait difficile à savoir, répondit Sieyès d’une façon bizarrement évasive. Ta femme, ajouta-t-il aussitôt, ne cesse d’embellir. Jamais elle n’a été plus charmante. Tu ne t’en rends pas compte, sans doute, tu la connais trop.
— Oh ! que si ! mon ami, je m’en rends fort bien compte, et j’apprécie ma chance. »
Il avait amené Lise, ce soir, quoiqu’il n’aimât guère l’entraîner dans ce milieu. Cependant les convenances exigeaient qu’elle y parût parfois. Arnault, Talma, David qui l’avait peinte, l’entouraient en ce moment. Avec ses cheveux blond chaud, bouclés à la Titus, ses bras et ses épaules nus, souplement moulée par sa robe de voile blanc qui dessinait ses lignes comme le voulait la mode, mais ne laissait rien transparaître, elle ajoutait aux grâces voluptueuses d’une M me Tallien, d’une M me de Beauharnais, une retenue qui la rendait d’autant plus attirante. « Tu es adorable, mon cher trésor ! » pensait Claude avec un élan du cœur en la regardant de loin.
Lorsqu’ils regagnèrent Neuilly, dans la nuit piquante d’octobre où l’on croisait d’autres voitures aux lanternes brouillées par la brume, Lise s’affirma résolue à revenir rue Saint-Nicaise. « Je veux me trouver auprès de toi si tu dois courir des périls, et tu en courrais, j’en suis sûre, dans le cas d’un soulèvement. » Il acquiesça pour la tranquilliser. « Je serais ravi d’être de nouveau chez nous avec toi, mon petit poulet, dit-il en lui baisant les mains ; mais les périls, dont je saurais me défendre n’en doute pas, sont encore loin. Attends que Thérèse et Louis rentrent. Pour le moment, rien ne menace. »
Il présumait tout le contraire. Nécessairement, l’insurrection se produirait avant les élections puisqu’on voulait interdire l’entrée du Corps législatif aux perpétuels non monarchistes. Il ne se trompait pas. Déjà les directives répandues en province par les soins de l’abbé Brottier, de Lemaître, La Villeurnoy, Duverne de Presle, Hyde de Neuville – appliquant, selon les indications de Vérone, un plan conçu à Venise par le comte d’Antraigues pour remédier à la défaillance de Pichegru – provoquaient une agitation générale. On l’ignorait encore à Paris, mais dans plusieurs départements, les représentants en mission devaient faire face à la rébellion carrément ouverte. En Savoie, Cassanyès se trouvait contraint d’engager une expédition contre les prêtres et contre les jeunes soldats déserteurs organisés en compagnies par des officiers émigrés. Il lui fallut requérir deux bataillons de ligne et braquer des canons sur Nancy où l’on criait : « Mort aux conventionnels ! Rétablissement de la monarchie ! »
Le 9, une violente sédition se déclencha simultanément à Nonancourt et à Dreux : villes sans doute choisies pour leur proximité de la capitale. Arborant un drapeau blanc et bleu, à fleurs de lys, les insurgés attaquèrent les troupes appelées par Fleury, en mission dans l’Eure. Son rapport, arrivé au Comité de Sûreté générale le 10 à l’aube, signalait l’acharnement des rebelles en ce combat qui leur coûtait dix morts, trente blessés, aux soldats quelques blessés et un tué.
Phénomène peu surprenant, où se révélait la collusion entre les contre-révolutionnaires locaux et ceux de Paris, les gazettes royalistes publièrent la nouvelle au moment même où Ysabeau lisait ce rapport à la tribune. Naturellement, elles ne soufflaient mot du drapeau à fleurs de lys. Elles rejetaient toute l’affaire sur le « sanguinaire » Fleury, centriste très modéré. « Encore un de ces bourreaux du peuple, que la Convention entend maintenir dans le Corps législatif », n’hésitait pas à déclarer L’Accusateur public. Aussitôt la section Le Pelletier d’envoyer des commissaires à toutes les autres pour les convaincre de protester avec la dernière énergie contre ce « massacre » par lequel on préludait, assurait-elle, au
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