Les hommes perdus
ne nous en mêlerons pas. Les journées, c’est affaire à la canaille. Avons-nous assez maudit les sans-culottes pour tout le trouble qu’ils nous ont apporté ! Et maintenant c’est nous qui deviendrions les fauteurs d’anarchie ! Je l’abhorre, l’anarchie, vous le savez.
— Moi de même, voisin.
— Parbleu ! Elle a manqué de nous ruiner à plat. Et nous donnerions là-dedans à notre tour ! Je les trouve bons, moi, ces gens de Le Pelletier, avec leur défi à la Convention. Les deux-tiers ne me plaisent pas et je voudrais de nouveaux députés qui nous ramènent un monarque pour remettre toute chose en place, nous rendre une monnaie, chasser tous les miasmes de la Terreur. Mais quoi, la Convention, c’est la loi. Comment des ennemis de l’anarchie peuvent-ils attaquer le pouvoir établi et reconnu ?
— Bah ! la logique ne tracasse guère les partis. Ils voient le but et toutes les armes leur sont bonnes pour l’atteindre.
— Je vous l’accorde, mais moi je m’en tiens à la logique, et je dis : Quand le gouvernement a fixé une date pour la réunion des assemblées électorales, il ne convient pas à une section d’en imposer une autre. Ce n’est pas un défi au gouvernement, c’est un défi à la loi. Voilà mon sentiment, voisin.
— Vous avez fort raison. Et où nous mèneront-ils à la fin, avec leurs provocations aux perpétuels ?
— À une journée.
— Que nous ferons, nous autres, car leurs muscadins n’y suffiraient pas. Eh bien, je vous le déclare tout net, mon ami, moi je n’en serai point. Prendre l’uniforme et le fusil quand il s’agissait de réprimer la racaille, de défendre contre elle nos propriétés, bon, je m’y suis astreint. Je veux bien m’y soumettre aussi pour monter la garde et assurer l’ordre public. Mais je ne les prendrai pas pour aller affronter des troupes de ligne, même si la restauration du trône était à ce prix. Vous comprenez, voisin, ce n’est point que j’aie peur.
— Moi non plus, quoique nous en aurions bien le droit ; nous ne sommes pas soldats de métier, nous.
— Eh oui ! Et puis les troupes de ligne, ce n’est pas des sans-culottes, ça. Ce n’est pas des énergumènes qui veulent nous voler nos biens. Ce sont les défenseurs du pays, ce sont eux qui ont fait la France victorieuse et grande.
— Et qui ouvrent tous les jours au commerce des débouchés nouveaux.
— Pourquoi, je vous le demande, irions-nous tirer sur ces braves ?
— Et nous offrir à leurs coups ? Ils ont des canons, au Trou d’Enfer, à ce qu’il paraît, tandis que les nôtres nous les avons donnés à la Convention, dans les effusions de prairial…»
Claude souriait à part lui. Les royalistes seraient sages de ne pas trop tabler sur la garde nationale. Elle devait compter nombre de bons bourgeois comme ceux-ci, monarchistes certes, mais opposés par nature à toute politique extrémiste, essentiellement amis de l’ordre si nécessaire à leur négoce, et peu enclins à jouer les héros.
Là-dessus, Louvet arriva, marchant d’un pas rapide sous la galerie pleine de flâneurs, où déjà les lumières s’allumaient. « Tu sais ce qui se passe ? demanda-t-il.
— Confusément. J’ai entendu quelques mots. Les ventres dorés lèvent l’étendard de la révolte, hein ?
— Ils ont rendu un arrêté rapprochant au 10 le début des opérations électorales.
— Une illégalité de plus.
— Oui et non. Ils se fondent sur le paragraphe de la Constitution qui fixe à vingt jours l’intervalle entre les travaux des assemblées primaires et ceux des assemblées électorales. Les premières s’étant réunies le 20 Fructidor, les secondes auraient dû être convoquées pour le 10 vendémiaire et non pas dix jours plus tard. C’est la Convention, disent-ils, qui viole la loi, pour retarder la mise en activité de la Constitution et l’installation du nouveau tiers. Absurde, mais on les croira.
— Qu’allez-vous faire ?
— Casser l’arrêté, bien entendu. Ma bonne amie, reprit Louvet à l’adresse de Lodoïska en entrant dans la boutique, pourrais-je souper tout de suite ? Nous allons tenir une séance de nuit. »
Au cours de celle-ci, la Convention, après avoir entendu un long rapport de Lesage, décida que si l’on attentait à sa liberté le Corps législatif et le Directoire iraient siéger à Châlons-sur-Marne ; puis elle déclara nul et non avenu le pseudo-arrêté pris abusivement par
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