Les hommes perdus
terroristes libérés, pourrait rendre service en l’occurrence.
« Oui, oui, acquiesça Claude en se levant. Il prendra langue avec mon père et ton frère. Je lui écrirai, du reste. Pardonnez-moi de vous quitter si vite. Je retourne sur-le-champ à Neuilly parce que je compte revenir demain matin de fort bonne heure. Je tiens à être des premiers au Théâtre-Français. »
X
Il n’y fut cependant pas des premiers. Car, ce 11 vendémiaire, parvenant vers six heures et demie à l’Étoile, il y fit une rencontre fort inattendue.
Devant le cabaret accolé à l’un des pavillons d’octroi en forme de temples grecs, qui flanquaient la barrière, un homme du plus ordinaire aspect, banalement vêtu d’une lévite grise, coiffé d’un chapeau rond, conversait avec un autre personnage en train de déjeuner. L’homme en lévite, c’était Héron. Tout en parlant, les mains derrière le dos, il regardait les véhicules qui entraient dans Paris : charrettes de maraîchers, pour la plupart, escortées par des piquets de gardes nationaux. Il ne parut accorder aucune attention à la calèche ; mais Claude le vit à travers la grille quitter sur un bref salut son compagnon – simple « paravent », sans doute – et grimper dans un cabriolet qu’il conduisait lui-même. Il traversa lentement l’esplanade herbeuse, aux frontières de laquelle s’élevaient çà et là quelques petites maisons agrestes et des guinguettes dans leurs enclos palissades. Puis, lorsque la voiture de Claude, une fois franchie la barrière, s’avança vers l’avenue, il la précéda au trot dans la descente dont les perspectives et les frondaisons rousses s’embuaient de crachin.
« Pour donner ainsi de sa personne, il faut qu’il ait quelque chose de rudement important à me communiquer », songeait Claude.
On traversa en diagonale la place de la Révolution. La guillotine s’en était définitivement allée. La Liberté en stuc rose, qui avait vu tomber tant d’illustres têtes, tombait elle-même en plâtras sur le ci-devant socle de la statue de Louis XV. On prit à droite du jardin des Tuileries, sous la terrasse au Bord-de-l’Eau. Habituellement, Claude empruntait ce chemin pour gagner, par les guichets du Louvre, la rue Nicaise. Ce matin, il voulait monter jusqu’au Pont-Neuf et se faire déposer aux abords du Théâtre-Français ; mais il ne dit rien, car Héron enfilait les guichets. Nulle troupe ne les gardait ; la Convention ne s’inquiétait donc guère. Arrivé au Carrousel, le cabriolet s’arrêta. Comme d’ordinaire, Claude renvoya la calèche. Héron descendit, passa les rênes à un homme évidemment posté là pour l’attendre, lequel emmena la voiture.
Claude allait se diriger vers sa demeure, présumant que l’agent secret le suivrait. Pas du tout. Héron lui adressa un signe de tête à peine perceptible et partit vers la rue Honoré. Il longea la place du Palais-Égalité. « Bon, pensa Claude, il va me mener chez notre intermédiaire, rue Antoine. » Non plus. Héron tourna tout de suite à droite dans la rue des Poulies puis à gauche, dans la rue Bailleul. Là, il marqua un temps pour s’assurer que son suiveur le voyait, et disparut soudain par un guichet entrebâillé dans une géante porte cochère. Un instant plus tard, Claude à son tour s’y escamota de confiance.
Il se trouva dans une très vaste remise, à demi-obscure, encombrée de carrosses dont les caisses seules subsistaient. La plupart reposaient sur des chevalets, des traverses ou des lits de paille. Les roues, les fers, les ressorts avaient dû servir, en 93, à monter des canons, à fabriquer des fusils, des baïonnettes. À travers la poussière et les toiles d’araignée, on discernait des ors ternis, des montants sculptés à la mode ancienne, une couronne sur un toit au cuir écaillé. Héron attendait au milieu de ces vestiges.
« Par ma foi ! lui dit Claude, où m’as-tu conduit ? On croirait le palais de la Belle au bois dormant.
— Excuse-moi, je te prie, citoyen. Ces vieilleries, ce sont les carrosses de la monarchie, ruinés comme elle. Tiens, ajouta-t-il, montrant une lourde caisse dont les panneaux en vernis Martin luisaient encore de leur rougeur dorée, voilà celui qui a ramené de Versailles le boulanger, la boulangère et le petit mitron. Cette berline verte est celle de Varennes. Nul ne vient jamais ici et personne ne peut savoir que nous y sommes ensemble. J’ai à t’entretenir très
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