Les hommes perdus
sérieusement.
— Je m’en doute.
— Nos billets habituels sont hors de mise en la circonstance. Il fallait que je te parle. Veux-tu, citoyen, t’avancer par là ? »
Il le guida vers une verrière poudreuse d’où tombait un peu de clarté, et reprit : « Même au temps peu facile où Robespierre et le Comité de Sûreté générale se faisaient sournoisement la guerre, je n’ai point connu si périlleux embarras. Jette donc un coup d’œil là-dessus. Cette lettre a été saisie par notre marine, en ventôse dernier, sur le paquebot anglais la Princesse royale qui allait de Hambourg à Londres. »
C’était une missive du comte d’Artois – depuis, Monsieur – au duc d’Harcourt, un bavardage sur la situation dans le royaume après la fausse pacification de la Vendée, et sur les chances d’une restauration. Monsieur passait en revue quelques partisans notoires du retour à l’Ancien Régime. On avait souligné au crayon cette phrase : Je ne puis douter que Tallien ne penche vers la royauté, mais j’ai peine à croire que ce soit la royauté véritable.
« Eh bien, je ne vois là rien d’important. En effet, l’hiver dernier, Tallien, Fréron et maint autre thermidorien de leur espèce penchaient vers une monarchie constitutionnelle. Les choses ont bien changé depuis.
— Sans doute. Cependant je te prie de lire encore ceci. » Une autre lettre, dont l’écriture petite et grasse était bien connue au pavillon de l’Égalité, et aussi ce papier pelure, propre à voyager roulé dans les plus étroites cachettes. Elle ne portait point de suscription. Pour toute signature, ces mots : Votre ami. En revanche, elle était datée : 10 septembre 1795, donc de moins d’un mois. Elle indiquait à un agent la manière d’agir avec les conventionnels que l’on voulait gagner. Même les plus coupables devaient être assurés de l’indulgence royale. Sa Majesté ne tenait pas le régicide pour irrémissible. De grands services rendus aux héritiers de Louis XVI pourraient racheter la participation à sa mort. « Diantre ! s’exclama Claude, en voilà bien d’une autre ! Je commence de comprendre certaine chose qui m’échappait !
— Ce poulet, dit Héron, provient d’Antraigues en personne.
— Je le vois bien.
— Et il se trouvait parmi des papiers enlevés hier chez Lemaître par mes hommes.
— Lemaître est arrêté !
— Non. Le Comité m’avait enfin donné l’ordre de le saisir, mais quelqu’un, du Comité même, l’a prévenu.
— Rovère, Saladin, Aubry ou Larivière, probablement.
— Ou Lanjuinais.
— Non.
— Si, cela se pourrait fort bien. Lanjuinais passe en ce moment du monarchisme au bourbonisme parce que Lemaître lui a montré ce papier, je présume ; et à bien d’autres. À présent, je me défie de tout un chacun sauf de toi, citoyen. Qui me dit que Tallien lui aussi n’a pas eu connaissance de cette lettre et n’est pas en train de pencher maintenant vers “la royauté véritable” ? Je n’ose pas remettre ce document aux membres des Comités. S’ils ne le savent, leur révéler qu’ils obtiendront leur grâce en servant la royauté, ne serait-ce point faire exactement le jeu d’Antraigues et de son maître ? Mais si je ne le remets pas, Lemaître aura sûrement l’occasion d’en parler. Il dira que la lettre a été saisie. Les soupçons tomberont sur moi et ne tarderont guère à se changer en certitude. Tout le monde a ses mouches, présentement ; les républicains comme les royalistes, les monarchiens aussi. Batz est revenu. Fouché espionne pour Barras…
— Attends un peu, veux-tu bien ? se récria Claude étourdi par cette avalanche. Prenons les choses une à une. D’abord Fouché. Il a disparu, comment donc espionnerait-il ?
— Il n’a point disparu ; il s’est tout bonnement transporté dans la vallée de Montmorency avec sa rouquine et leur petit rouquin. On revient de Montmorency comme on veut, quand on veut, aussi souvent qu’on veut. Fouché n’a nullement perdu contact avec les anciens membres des sociétés populaires, qu’il manœuvrait jusqu’en prairial. Il travaille pour Barras, lequel se prépare à devenir le premier personnage du Directoire exécutif.
— Bon. Passons au baron de Batz. Tu le crois à Paris ?
— Je ne me borne pas à le croire. Depuis plus d’un mois, il vit ouvertement dans la section Le Pelletier. Si tu le connaissais, tu l’y aurais vu. L’idée
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