Les hommes perdus
du Comité central vient de lui, et s’il y a une insurrection il en aura été le principal artisan.
— Pourquoi ne lui mets-tu pas la main au collet ?
— Allons, citoyen, parle sérieusement. Batz a été déclaré non émigré, par le Comité de législation même. Pour lui mettre la main au collet comme conspirateur, il m’en faudrait l’ordre. Qui me le donnerait ? Les Rovère, les Aubry ?
— Les Rovère, les Aubry, les Larivière, les Saladin ne sont pas seuls aux Comités.
— Certes, mais on sait bien que pour arrêter un royaliste dans la section Le Pelletier on devrait y envoyer au moins un bataillon de ligne, et que ce serait déclencher la guerre civile.
— Bon encore. Maintenant, dis-moi, la première lettre, celle de Monsieur, date de sept mois. Comment l’as-tu, et depuis quand ?
— Depuis peu », répondit Héron.
Il ajouta d’un air embarrassé : « Quant à la façon dont elle est venue entre mes mains, mieux vaut pour ta sécurité que tu l’ignores, citoyen. Comme cela, si l’on t’en parlait, tu pourrais soutenir sincèrement que tu ne le sais pas.
— Tu as raison, mon brave. Au moins faut-il me dire par où elle est passée durant tout ce temps, et qui en connaît la teneur.
— Elle a dû arriver, avec la correspondance enlevée sur le paquebot, tout droit au Comité de Salut public, où quelqu’un l’a subtilisée. Ou bien c’est au Comité de Sûreté générale. Cela ne change rien.
— Je vois. Quelqu’un qu’elle intéresse directement, hein ?
— Ou quelqu’un d’attaché par un intérêt ou un autre à la personne en question. On peut lui avoir vendu ce bout de papier, pour de l’argent, pour certains avantages.
— Et toi, comment as-tu découvert… ?
— Ne me le demande pas, citoyen. Songe simplement que les conventionnels enrichis mènent grand train, ils ont de nombreux domestiques.
— Et la police secrète a toujours nourri une grande affection pour les domestiques. Compris. Donc, pas d’agent royaliste dans tout cela.
— Non, assurément non, je te le garantis. »
Claude réfléchit. Peut-être Sieyès avait-il subtilisé lui-même et remis à Tallien la première de ces missives, et probablement lui avait-on montré la seconde, comme à Lanjuinais, afin de le gagner. Singulière illusion. Personne ne convaincrait Sieyès de travailler pour un autre que lui. En tout cas, il connaissait le billet d’Antraigues mais n’en voulait rien dire. De là sa réponse embarrassée, l’autre soir.
« Fort bien. Dans ces conditions, nous allons publier les deux lettres. »
Héron eut un haut-le-corps. Il regarda son interlocuteur comme s’il perdait l’esprit. « Pas du tout, mon brave, dit Claude avec un sourire. C’est de la haute politique. Écoute : en publiant la première, dont l’ex-possesseur attribuera la disparition aux royalistes, nous mettons Tallien, nommé par Monsieur, dans l’impossibilité de pencher effectivement vers la “royauté véritable”, si cela lui convenait, et je ne le crois point. Deuxièmement, le message d’Antraigues agit déjà secrètement. Dévoilons le secret. Après quoi aucun conventionnel ne pourra plus montrer la moindre inclination monarchienne sans qu’on lui jette au visage : tu veux rendre de grands services aux héritiers de Louis XVI. Comprends-tu ? C’est le seul moyen d’ôter toute efficacité à cette arme.
— Oui, ma foi, tu as raison, tu as parfaitement raison, citoyen, et je me félicite de t’avoir avisé. Tu restes l’homme sûr et habile à qui l’on doit toujours s’en rapporter.
— Ne t’y fie pas. Je me suis souvent trompé, hélas ! Voilà comment nous allons agir : la lettre de Monsieur, je la ferai tenir à une gazette ultra-royaliste, L’Accusateur public ou le Messager du soir. Toi, tu vas te conformer à la règle, en transmettant au Comité de Sûreté générale le message du comte d’Antraigues avec les autres papiers pris chez Lemaître. Tu les remettras au citoyen Bordas personnellement. Je lui parlerai tout à l’heure. Pour le moment, je veux voir au Théâtre-Français ce qui advient de l’agitation sectionnaire.
— Pas grand-chose. La plupart des sections ne bougent point. »
En effet, lorsque Claude déboucha, après la demie de neuf heures, sur la petite place semi-circulaire dont le crachin vernissait les pavés, il n’y avait guère de monde. Des chouans costumés en gardes nationaux criaillaient sans
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