Les hommes perdus
déclare formellement. Je ne marcherai pas avec un tas de scélérats et d’assassins organisés en bataillons de 89. »
Le Comité de l’an II eût destitué aussitôt et envoyé à la Conciergerie ce militaire raisonneur. Cambacérès et ses collègues se bornèrent à lui répondre qu’il ne devait pas se soucier de ces bataillons. Ils étaient, avec le général Berruyer, sous les ordres exclusifs de la Commission des cinq, et seraient employés uniquement à la défense du Palais national. Barras, non dépourvu de notions tactiques, car il avait servi sous l’Ancien Régime, recommanda tout naturellement à Menou de diviser ses troupes en trois colonnes pour s’avancer à la fois par la rue des Victoires, la rue Vivienne et la rue de la Loi. Ainsi l’attaque centrale, la plus forte, déboucherait par la rue Vivienne juste en face du couvent, siège de la section, et le menacerait des deux pièces d’artillerie de campagne amenées la veille, tandis que les deux autres colonnes bloqueraient les extrémités de la rue des Filles-Saint-Thomas, coupant toute retraite aux sectionnaires.
Le plus simple bon sens dictait ce plan.
XI
Barras se faisait une idée un peu inexacte du baron de Menou. Celui-ci, croyait-il, « aurait été patriote s’il avait été quelque chose », mais ce n’était qu’un « homme de plaisir, dénué de tout caractère ».
En cela, du moins, Barras ne se trompait pas. Toutefois cette inconsistance n’avait pas empêché le bon gros Menou, en Prairial, d’investir très exactement le faubourg Saint-Antoine, ni de contraindre le malheureux Delorme et son armée populaire à capituler. En réalité, si Menou avait été quelque chose, il aurait été monarchien. Tirer sur le peuple ne l’eût gêné nullement ; il ne ressentait au contraire aucune envie de combattre ses pareils, nobles ou gros bourgeois. Ses lieutenants, pas davantage. Plutôt que de marcher contre les « honnêtes gens », les généraux de brigade Desperrières et Debar se couchèrent en se déclarant malades. Cela n’avança point les choses. En outre, Menou lui-même, insuffisamment activé par les trois représentants en mission à l’armée de l’intérieur, dont le très modéré Laporte, mit une extrême lenteur à concentrer ses troupes. Ce fut seulement à la nuit close, vers huit heures du soir, que les bataillons et les escadrons se trouvèrent réunis aux abords de la section Le Pelletier. Et alors Menou, loin d’en former trois colonnes, les conduisit en masse par la rue Vivienne.
À peine le gros parvenait-il à la hauteur de la Bourse, c’était déjà, devant ses arcades, parmi les lueurs vacillantes des réverbères et des torches, et sous les cinglons de la pluie, une irrémédiable cohue de fantassins, de cavaliers empêtrés, de canons de 4 bloqués dans cet entassement. La tête de colonne atteignit la rue des Filles-Notre-Dame ; mais, poussée par les bataillons suivants, elle ne put prendre position face au couvent. Au lieu de s’établir là, de braquer ses deux pièces de 8 et d’envoyer un parlementaire faire sommation à l’assemblée rebelle, le général entra dans la cour avec les représentants, l’escorte, l’artillerie de campagne, et, pressé dans cet étroit espace, dut avancer jusqu’aux marches donnant accès dans la salle des délibérations.
L’assemblée s’y tenait debout, en rangs et en armes, précédée de son président, un affidé du baron de Batz, le jeune Delalot, sabre au côté. Menou et Laporte le sommèrent eux-mêmes, directement. Il répondit que la section ne se disperserait ni ne désarmerait. Elle ne reconnaissait plus l’autorité de la Convention. Et il invita Menou à retirer ses troupes, faute de quoi, on les anéantirait.
Il était effectivement beaucoup plus à même que Menou d’employer la force. Le général ne pouvait ni utiliser ses canons ni faire donner son infanterie et sa cavalerie entassées dans la rue Vivienne où les sectionnaires les menaçaient de toutes les fenêtres. Les soldats seraient criblés de balles. Il ne leur restait même pas la possibilité de s’échapper sans la permission de leurs adversaires, car ceux-ci, bien entendu, bloquaient les deux extrémités de la rue des Filles-Saint-Thomas. De plus, ils s’étaient refermés sur l’entrée de la rue Vivienne une fois les troupes complètement engagées dans ce boyau.
Pris au piège où une sottise trop monumentale pour n’être pas
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