Les hommes perdus
décrets dont il était porteur. Des hurlements couvrirent sa voix. Les royalistes clamaient : « À bas la Convention ! À bas les députés ! À bas les deux-tiers ! » et la foule à son tour reprenait ce cri. On le lançait même des fenêtres qui s’étaient ouvertes autour de la place, révélant des intérieurs éclairés. Un autre officier de police somma la garde nationale de faire respecter la loi. Le bataillon ne bougea point et, en réponse, il se mit à crier lui aussi : « À bas les deux-tiers ! »
La Convention n’avait pas donné à ses émissaires l’ordre d’employer la force –, ni les moyens, d’ailleurs. Que pouvait-on tenter avec un piquet de dix dragons, noyé dans ce concours houleux ? Nul ne menaçait les soldats, certes ; on les enveloppait seulement, on se glissait entre eux, on les séparait. On éteignait les torches, on poussait les chevaux. Quand on voudrait, maintenant, on désarçonnerait les cavaliers. Le chef du détachement ordonna la retraite.
Jugeant l’affaire terminée pour cette nuit, Claude s’en alla derrière les dragons. Il risquait fort, s’il s’attardait davantage, de ne trouver, après la sortie des spectacles, aucun locatis pour le ramener auprès de sa femme. Sans doute pouvait-il coucher rue Nicaise ; mais Lise, non prévenue, s’inquiéterait. Il faillit néanmoins, passé la barrière, demander à son automédon de tourner bride, car ils croisèrent une colonne de fantassins montant des Sablons en longues lignes fantomatiques, avec deux pièces d’artillerie dont le bronze luisait vaguement dans l’ombre mouillée. La Convention se décidait donc à employer les grands moyens ! Bah ! on verrait cela demain.
L’Assemblée, en effet, instruite par les officiers de police, s’était mise en mesure d’en finir avec les résistances et les insolences. Les Comités avaient invité Menou, toujours général de l’armée de l’intérieur depuis Prairial, à faire marcher la ligne.
La colonne amenée des Sablons par un aide de camp, parvenant au Théâtre-Français vers onze heures, trouva la place déserte et la salle vide. Satisfaits d’avoir nasardé la Convention, les bourgeois rebelles s’en étaient allé coiffer leur bonnet de nuit et se couler entre les draps. Pendant ce temps, à la Commission des cinq, Barras et Merlin de Douai persuadaient leurs collègues Daunou, Collombel et Letourneur, ex-officier du génie comme Carnot, de recourir aux « patriotes de 89 » pour renforcer éventuellement la ligne. Les obstacles opposés à leur recrutement par les sections qui réemprisonnaient les citoyens libérés limitaient encore à quinze cents le nombre de ces patriotes répartis en trois bataillons un peu maigres mais pleins de détermination et bien encadrés. Le bureau militaire, c’est-à-dire Bernard, proposait de leur donner pour chef un républicain sûr, soldat de métier, énergique autant que pondéré : le général Berruyer, cinquante-sept ans, qui avait commandé l’armée de l’intérieur en 93, avant d’aller combattre en Vendée puis de tomber lui aussi victime d’Aubry. La Commission adopta cette suggestion. Dans la nuit, les trois bataillons furent discrètement rassemblés. Ils prirent en silence position autour du Palais national.
Avec eux, la légion de police, juste ébauchée, et l’embryon de la garde destinée au Corps législatif, la Convention, au matin de ce duodi 12 vendémiaire, disposait d’environ quatre mille hommes pour imposer sa loi. Bien faible force en regard des sections rebelles qui pouvaient, si elles marchaient toutes, mobiliser quarante mille gardes nationaux. Afin d’accroître ses troupes, l’Assemblée, malgré une opposition enragée des monarchiens, finit, comme le conseillait Claude depuis longtemps, et comme Louvet, Fréron, Tallien, en avaient fait plusieurs fois la motion, par abroger la loi du 12 Germinal. C’était le texte voté par la majorité thermidorienne après le premier soulèvement des faubourgs, pour désarmer les prétendus terroristes.
Rovère, Aubry, Henry-Larivière, Saladin et leurs amis s’empressèrent d’aller répandre cette « abominable » nouvelle. Les Lebois, les Richer-Sérizy, les Lezay-Marnésia, les dirigeants de l’agence royaliste sautèrent là-dessus. Quel merveilleux moyen d’épouvanter les citoyens trop pacifiques ! On prétendit que la Convention s’apprêtait à recommencer la Terreur. On n’en pouvait plus
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