Les hommes perdus
connais-tu une autre ?
— Non, et tu dis vrai, nous n’avons pas le loisir d’en chercher. Ce moyen ne me plaît pas, assurément. Néanmoins j’en passerai par là. Les royalistes nous mettent dans ce cas. Tout plutôt que de renoncer à les combattre. L’imprimerie du pavillon de Flore a été installée pour cela, et je demeure un conventionnel, tout décrété que je suis. C’est bon, fais le nécessaire, j’y consens. »
Le soir même, l’agence exécutive des lois mettait à la disposition de Louvet « quatre presses plus le matériel et le personnel adéquat à la composition du journal La Sentinelle » , selon l’ordre donné par le Comité de Salut public. L’arrêté, pris très légalement, contresigné par trois commissaires, était passé inaperçu entre bien d’autres décisions plus marquantes. La Convention se résolvait enfin à réprimer les sections rebelles. Promettant exemption de toutes poursuites aux citoyens qui rentreraient sur-le-champ dans le devoir, elle venait d’envoyer des officiers de la légion de police, créée depuis peu, et des dragons, pour dissoudre l’assemblée du Théâtre-Français. Maintenant, la Convention se déclarait en permanence et nommait une commission de cinq membres chargés de veiller au salut de la république. Les Comités appelaient à eux les « patriotes de 89 », formés en bataillons par les soins de Bernard.
Claude était retourné au théâtre. Le temps ne s’améliorait pas, loin de là. Néanmoins une foule d’autant plus importante, apparemment, qu’elle se serrait en peu d’espace, occupait cette fois la petite place et le débouché des rues. Encore des badauds, venus pour voir, non point pour participer à un mouvement, qui, du reste, ne se prononçait toujours pas. La section avait mis sur pied son bataillon de garde nationale, mais ces bourgeois, en position défensive dans les galeries du péristyle et immobiles derrière leurs faisceaux, se séparaient avec netteté des chouans dont ils ne paraissaient guère apprécier la turbulence. La salle, dans sa persistante pénombre, recelait un public notablement grossi depuis le matin. Des visages mal distincts garnissaient le parterre, les loges ; on en devinait même parmi les ombres du balcon. Cela ne faisait point, toutefois, une affluence. Claude estima l’assistance à cinq cents personnes, au plus. Pas mal de fauteuils restaient vides.
Il s’assit dans l’un d’eux, auprès de Réal qu’il avait connu substitut du procureur au temps où ils siégeaient à la Commune, et qui rédigeait à présent avec Méhée le Journal des patriotes de 89. Selon lui, l’assemblée se composait surtout d’électeurs primaires et de curieux. « Quinze sections seulement, ajouta l’ancien jacobin, ont envoyé leurs délégués. » Quinze sur quarante-huit ! Ça ne pouvait marcher. On s’en rendait compte sur la scène où les meneurs s’agitaient beaucoup, allant de l’un à l’autre, parlant entre eux, conférant à mi-voix avec le président, un vieillard : le duc de Nivernais – sous la Terreur, le citoyen Mancini-Mazarini –, plus occupé de poésie que de politique. Il n’était venu ici qu’à son corps défendant, entraîné par ses amis et protestant : « Vous me conduisez à la mort ! » En vérité, il ne courait pas grand risque ; on se bornait toujours à déclamer. Lacretelle jeune, Fiévée, puis Lezay-Marnésia, Lebois de nouveau, s’élevèrent contre la tyrannie conventionnelle.
Lebois déclarait le « peuple insolemment bafoué », lorsqu’un brouhaha lui coupa la parole. Les officiers de police envoyés par la Convention venaient d’arriver sur la place. On sortit en tumulte, électeurs et curieux pêle-mêle. Claude suivit le courant. Dans la nuit hachurée de pluie fine, des torches que brandissaient les dragons ajoutaient leurs lueurs à la lumière diffuse des réverbères. Autour de la petite troupe à cheval, la foule formait un moutonnement criblé de figures, de revers blancs, et surmonté par le scintillement des baïonnettes. Les gardes nationaux avaient repris leurs armes, sans quitter leur position ; mais les chouans en uniforme, les jeunes gens à collet pressaient les dragons, les conspuaient, ou bien, au contraire, les appelaient. « Avec nous, les soldats ! Lâchez les perpétuels ! À nous, les défenseurs de la patrie ! »
Au milieu de cette confusion, un officier, debout sur ses étriers, voulut lire les
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