Les hommes perdus
toujours dirigé par Jean Dubon à qui Napoléon donnait toute l’aide possible, la situation ne s’améliorait pas, au contraire. Dans l’étendue de la division militaire, sillonnée par des colonnes mobiles, l’ordre régnait à peu près ; mais ce territoire ne fournissait pas assez de denrées pour nourrir Paris. Au-delà, c’était l’anarchie, les révoltes, le pillage entretenus systématiquement par les contre-révolutionnaires afin de pousser le peuple à bout. L’agiotage, faisant monter désormais le louis à 2 000 francs, portait au comble la misère. Les ouvriers, n’ayant plus de travail, mouraient ou allaient grossir les troupes de gens sans aveu qui écumaient les campagnes, volant pour manger. D’autres bandes, organisées en sous-main par des agents royalistes, voire anglais, et composées de déserteurs, de chouans, de vendéens, d’ex-compagnons de Jésus ou d’ex-fils du Soleil, attaquaient les convois, les diligences, terrorisaient les provinces, enlevaient le bétail dans les fermes, incendiaient les récoltes engrangées, brûlaient les pieds des paysans pour les contraindre à livrer leur or caché ; aussi qualifiait-on ces brigands de chauffeurs.
Comment, dans ces conditions, assurer le ravitaillement de la capitale ? Non seulement les arrivages manquaient trop souvent, mais même les distributions, lorsqu’on y procédait, demeuraient insuffisantes. Claude constatait amèrement : « Toute la Révolution a été dominée par la faim. Depuis 89, ça n’a été qu’en empirant. »
Une fois, Napoléon, allant dîner chez les Permon (ou plutôt chez M me Permon, car son mari avait succombé à la fièvre cérébrale, le 17 vendémiaire), fut arrêté par une femme tenant sur ses bras le cadavre encore tiède d’un nourrisson. La faim avait tari le lait de la malheureuse ; son petit enfant était mort. Voyant presque tous les jours descendre de voiture ce militaire aux revers brodés d’or, elle venait lui demander du pain, « pour que, dit-elle, mes autres enfants n’aient pas le sort du plus jeune ». Elle ajouta, désespérée : « Si l’on ne me donne rien, je les prendrai tous les cinq et j’irai me jeter à l’eau avec eux. »
Les suicides de ce genre, déjà nombreux en prairial, se multipliaient. Napoléon para au plus pressé en tendant une poignée d’assignats à la pauvre femme, et prit soin d’elle par la suite. Il continuait à fréquenter régulièrement l’hôtel de la Tranquillité, faisant porter par son domestique des pains de munition qui étaient les bienvenus. Sa soudaine élévation ne changeait pas ses sentiments pour cette famille, mais la disparition de M. Permon leur apportait une nuance nouvelle.
Il la révéla brusquement, selon son habitude, en déclarant à M me Permon qu’il avait résolu de la demander en mariage aussitôt que les convenances le permettraient. Après un instant de stupéfaction, son interlocutrice fut prise d’un fou rire.
« Mon cher Napoléon, lui répliqua-t-elle quand elle recouvra la parole, vous croyez connaître mon âge ? Eh bien, vous ne le connaissez pas. Je pourrais être non seulement votre mère, mais celle de Joseph. Laissons cette plaisanterie, elle m’afflige venant de vous.
— Il ne s’agit pas d’une plaisanterie, protesta-t-il. J’y ai beaucoup pensé. L’âge de la femme que j’épouserai m’est indifférent, si, comme vous, elle ne paraît pas avoir trente ans. »
Et il poursuivit, entrant en confidence : « Je désire me marier. On prétend me donner une femme charmante, bonne, agréable, qui tient au faubourg Saint-Germain. Mes amis de Paris veulent ce mariage. Mes anciens amis m’en éloignent. Moi, je suis décidé à me marier, et ce que je vous propose me convient sous beaucoup de rapports. »
Il ne songeait plus à Désirée Clary ; la « femme charmante », c’était M me de Beauharnais. Barras et le banquier Ouvrard, associés pour l’entretenir, s’en fussent volontiers débarrassés en la faisant épouser à Bonaparte, si naïf en matière de femmes et si enragé de se marier. Elle n’y inclinait guère. Leurs relations, d’abord très vagues dans le salon Tallien où Napoléon courtisait l’éblouissante Thérésa, s’étaient un peu resserrées après le 13. Voyant reparaître, sinon l’Ancien Régime, du moins la société, les hommes d’Ancien Régime, Napoléon ne sous-estimait pas l’avantage de prendre pour femme, lui,
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