Les hommes perdus
compléter les deux-tiers, mais on n’eût point pensé qu’il faudrait en repêcher ainsi plus de cent. Et les 379 ayant été choisis par les électeurs parmi les conventionnels les plus à droite comme Boissy d’Anglas, Lanjuinais, Larivière, Pélet de la Lozère, Defermon, ou les plus modérés comme Louvet, Thibaudeau, Durand-Maillane, Cambacérès, ils nommèrent à leur tour des monarchiens ou des modérés. De sorte que, sur les 104 repêchés, il y eut peu de véritables républicains. Fréron, en particulier, comme le lui avait prédit Claude, resta sur le carreau. Tallien, Barras et les députés de la gauche subsistante n’étaient passés, dans les assemblées électorales, qu’avec des majorités assez faibles.
Quant au nouveau tiers, on voyait nettement qu’il allait se composer en grande partie de royalistes plus ou moins masqués. Claude le signalait dans La Sentinelle du 26, notant parmi les élus de la province Mathieu Dumas, l’ancien aide de camp de La Fayette, compagnon de Pétion et de Barnave à Varennes, Dupont de Nemours, défenseur de la royauté au 10Août, Pastoret, ex-procureur général-syndic du très monarchique Département de Paris en 92, Tronchet, un des avocats de Louis XVI devant la Convention. Paris avait nommé Muraire, autrefois député de l’extrême droite à la Législative, le gros banquier Lafond-Ladébat, lié avec l’espion Formalguez, Dambrey, ex-avocat général au Parlement, Portalis, Gibert-Desmolières, Lecouteulx de Canteleu, monarchistes notoires.
Si l’on ne voulait pas se laisser déborder par cette vague, il fallait agir énergiquement. Le 3o vendémiaire, Bentabole, autrefois surnommé Marat le cadet et bien assagi depuis, retrouva sa vigueur montagnarde pour proposer que la Convention se constituât immédiatement en deux Conseils, afin d’élire le Directoire avant l’arrivée du nouveau tiers. Ainsi eût-on formé l’exécutif avec des révolutionnaires solides, capables de mettre à la raison le Corps législatif.
L’idée était assez maratiste, en effet, mais irréalisable. On ne pouvait violer si ouvertement la Constitution en commençant de l’appliquer. Tallien, Legendre, Barras, Bourdon de l’Oise, Dubois-Crancé avaient conçu un dessein plus adroit et finalement plus radical. Barras et Tallien l’exécutèrent ce même 3o vendémiaire. Ils demandèrent la remise en activité de la Commission des cinq, abandonnée après le 14, pour assurer l’ordre – au besoin par des mesures de salut public – pendant le passage d’un gouvernement à l’autre. Les troubles en province, l’agitation de Paris justifiaient une telle motion. Elle fut votée sans difficulté. On recomposa la commission avec Dubois-Crancé, Florent Guyot, Roux de la Haute-Marne, Pons de Verdun, Tallien. Or les mesures de salut public en question consistaient tout bonnement à déclarer les élections nulles et non avenues et à maintenir le gouvernement révolutionnaire.
Seulement les conjurés avaient été bavards. La veille déjà, Claude connaissait leur projet. Il ne l’approuvait pas, sans songer néanmoins à le dévoiler. Mais à peine la commission nommée, Montagnards et patriotes se mirent à crier victoire, à raconter un peu partout qu’on allait renvoyer chez eux les élus aristocrates et proroger la Constitution jusqu’à ce que le pays fût purgé des prêtres, des émigrés, des monarchistes de tout acabit. Les contre-révolutionnaires s’empressèrent de faire écho à ces bruits en les outrant. La Montagne, clamaient-ils une fois de plus, se disposait à recommencer la Terreur. Les modérés, s’estimant blousés, eurent une réaction de colère. Ils se concertèrent pendant la nuit, et, à la reprise de la séance, le 1 er Brumaire, Thibaudeau, avec sa brutalité habituelle, fonça sur Tallien considéré comme l’auteur de la machination.
Pour Thibaudeau, Tallien, sous prétexte de sauver la république, visait tout simplement à s’établir dictateur. C’était absurde. Cependant Tallien, par ses virements de bord, prêtait le flanc à toutes les accusations. Thibaudeau eut beau jeu de s’exclamer : « Apologiste des massacres de Septembre, de quel droit vient-il nous taxer de royalisme, nous qui l’avons dénoncé comme protégeant le royalisme ? » La gauche protestant, le jeune député riposta : « Vous murmurez, et pourtant vous serez obligés de convenir que si, après le 9Thermidor, il y eut une réaction
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