Les hommes perdus
loi, les deux assemblées prirent séance chacune dans son local respectif : la première dans la ci-devant salle de la Convention, la seconde au Manège. Claude alla successivement voir comment se passaient les choses chez les Anciens et chez les Cinq-Cents. Il s’était rendu aux raisons de Louvet, mais sans grande conviction.
En pénétrant dans le Manège par le couloir de toile à rayures si souvent parcouru en compagnie de Barnave, de Pétion, de Vergniaud, de Manuel, de Robespierre, de Danton et tant d’autres également disparus depuis lors, il éprouva une impression pénible qui s’accentua dans la salle même. Les tentures vertes étaient neuves, mais le long vaisseau, avec ses banquettes étagées au pied des tribunes et montant, à chaque extrémité, jusque sous les deux galeries à balustres, sombre, triste, restait tel qu’à l’époque de la Constituante, de la Législative, des premiers temps de la Convention. Ici était née la Terreur, ici avaient retenti l’annonce de la fuite du roi, de son arrestation, les tumultes du 10Août, ici avait comparu le pitoyable Capet dépouillé de la majesté royale, barbu, les chairs flasques. Et comment oublier la nuit dramatique où il fallait voter la mort de cet homme, pour détruire la royauté !… Tallien coiffait alors le bonnet rouge. Aujourd’hui, assis à côté de Thibaudeau (car il n’existait plus ni droite ni gauche, ni Montagne ni Plaine ; les places se tiraient au sort et devaient changer chaque mois), il arborait la toque de velours bleu-clair, la robe de laine blanche, serrée par une ceinture bleue sous le manteau écarlate : uniforme des Cinq-Cents. Très peu d’entre eux le possédaient déjà. De même, aux Tuileries trois ou quatre députés seulement portaient leur costume : robe et toque bleu-violet, ceinture écarlate, manteau blanc. Là-bas, on avait choisi pour président La Révellière-Lépeaux. Les Cinq-Cents élurent Daunou ; ils complétèrent leur bureau en nommant secrétaires Rewbell, Chénier, Cambacérès, puis on se mit à vérifier les pouvoirs.
Tout cela n’importait guère. La grande affaire en perspective pour l’une et l’autre assemblée, c’était la composition du Directoire. Elle provoquait dans les antisalles des Tuileries, dans les couloirs du Manège, dans sa vieille salle des conférences – où Louis XVI avait demandé du pain à Chaumette – et le cloître des Feuillants, dans les salons renaissants et dans les cafés, toutes sortes de machinations. Pour couper court aux intrigues du clan Staël, les Cinq, aux derniers jours de vendémiaire, avaient menacé d’expulsion la remuante ambassadrice ; sans attendre, elle était partie avec Benjamin Constant prendre les eaux de Forges, quoique la saison fût bien avancée. Restaient les monarchiens. Renforcés par le nouveau tiers, ils cabalaient pour faire porter les leurs sur la liste des cinquante noms que les Cinq-Cents devaient présenter au choix des Anciens. À défaut de royalistes plus prononcés, comme Gibert-Desmolières, Lafond-Ladébat, Muraire, Dambray, Dupont de Nemours, qu’il n’y aurait eu aucune chance de voir élire, les nouveaux venus s’entendaient avec l’ancienne droite afin de pousser au Directoire Boissy d’Anglas, Lanjuinais, Cambacérès, Durand-Maillane et le diplomate Barthélémy. À quoi l’ancienne gauche et nombre de modérés opposaient leur intention très ferme de ne confier l’exécutif qu’à des régicides. Comme l’écrivait Claude, le 8, pour le numéro du nonidi – mais sans trop y croire, – seuls ils offraient une garantie « aux ci-devant révolutionnaires de toute nature, fussent-ils simples acquéreurs de biens nationaux ».
Le soir de ce même jour, il sut par Gay-Vernon, rencontré sur le Carrousel, que Villetard réunissait chez lui ses collègues autrefois jacobins. « Viens avec moi, proposa l’évêque. Tu ne seras point de trop.
— Ma foi, non merci. La nuit s’avance, je vais de ce pas retrouver ma femme et mon fils. »
Villetard, député du Puy-de-Dôme, soumit à ses compagnons une idée probablement soufflée à Barras par Fouché. Pourquoi ne ferait-on pas une liste composée en majeure partie de représentants obscurs ou indignes, que les Anciens ne voudraient sûrement pas élire, et comprenant pour seuls noms connus ceux de candidats qu’ils seraient ainsi contraints de désigner ? Comme on détenait la majorité aux Cinq-Cents, on y imposerait sans
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