Les hommes perdus
étranger au faubourg Saint-Germain, « petit noble » tout bourru, une vicomtesse liée aux meilleures familles aristocratiques. D’ailleurs très séduisante. Mais pour un esprit profondément incliné vers l’Orient et ses champs de gloire, une descendante de ces Comnènes dont le souvenir demeurait si prestigieux dans ce qui avait été leur empire, offrait des perspectives beaucoup plus avantageuses encore.
Aussi Bonaparte insista. Et comme M me Permon lui répétait : « Bien que j’aie des prétentions, elles ne vont pas jusqu’à conquérir un cœur de vingt-six ans.
— Réfléchissez, au moins », lui dit-il. Pour elle, c’était tout réfléchi.
Napoléon ne se leurrait pas sur sa position : Barras lui céderait son propre commandement en chef, dont il comptait se démettre sitôt le Corps législatif constitué ; mais l’armée de l’intérieur, employée à la police et non à la guerre, ne promettait aucune illustration. Les rêves de Napoléon allaient infiniment plus loin que les limites de la 17 e division militaire. Enfin, il fallait attendre. Pour le moment, il se contentait de se rendre populaire parmi ses troupes et dans Paris.
Cependant, les ultimes jours de la Convention étaient venus. Le 3 Brumaire, Tallien, au nom de la Commission des cinq, présenta le projet annoncé depuis longtemps à Claude par Lanjuinais et Louvet. Tallien proposait une amnistie générale pour tous les faits relatifs à la Révolution, excepté l’insurrection du 13 vendémiaire. L’amnistie ne s’appliquait pas non plus aux représentants condamnés en pairial à la déportation : Billaud-Varenne, Collot d’Herbois, Barère, ni aux prêtres proscrits et aux émigrés. Hormis ces hommes auxquels on ne pardonnait pas, tous les députés décrétés d’accusation ou d’arrestation, tous les citoyens inquiétés ou incarcérés, recouvreraient leur liberté entière et seraient mis hors de toutes poursuites dès la promulgation de la loi.
Elle passa sans opposition. On décida ensuite que la peine de mort serait abolie dans la République à dater de la pacification générale. Enfin on résolut, en signe des temps nouveaux, de débaptiser la place de la Révolution pour l’appeler place de la Concorde.
Le lendemain, 4 Brumaire an IV, 26 octobre 1795 vieux style, l’Assemblée tint sa dernière séance, en présence de tous les ambassadeurs. À deux heures et demie, l’ordre du jour étant épuisé, Génissieu – le plus obscur des présidents qui s’étaient succédé là-haut – se dressa solennellement derrière la table aux chimères, et dit : « Je déclare que la séance est levée. Union, amitié, concorde entre les Français, c’est le moyen de sauver la république.
— Déclare donc, lui lança Thibaudeau, que la Convention a rempli sa mission. »
Sur quoi, Génissieu, confus, d’ajouter : « La Convention nationale déclare que sa mission est remplie et que sa session est terminée. »
La plupart des représentants, debout, criaient : « Vive la République ! »
« Quelle heure est-il ? » demanda le girondiste Delville. De la Montagne, une voix répondit : « L’heure de la justice. »
Présent, Claude eût haussé les épaules. La justice !… Mais il n’avait pas voulu assister à l’enterrement de cette Assemblée, un moment si terrible et si grande, qui finissait dans la médiocrité après avoir failli à sa mission. Certes, réalisant l’irréalisable rêve de la monarchie, elle venait de donner à la France ses frontières naturelles ; en revanche, elle n’avait atteint aucun des nobles buts de la Révolution : la liberté pour tous, l’égalité, la fraternité, la justice. Elle laissait le menu tiers aussi dépendant et cent fois plus malheureux qu’en 1789, les finances mille fois pires, le pays au comble de l’anarchie, la république boiteuse. Depuis le 9Thermidor, tout en récoltant à l’extérieur les fruits du labeur gigantesque accompli par le Comité de l’an II, elle n’avait cessé de détruire jour par jour l’œuvre démocratique.
Au lieu d’aller aux Tuileries, Claude s’était dirigé vers la Petite-Pologne. Là, tout au bout du faubourg, sous les murs de la Folie de Chartres, il atteignit l’enclos où reposaient les restes des géants de la Convention. Autour des arbres qu’octobre dénudait, les corneilles tournoyaient en criaillant dans le ciel gris et bas. Un tapis de feuilles rousses couvrait
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