Les hommes perdus
l’herbe sous laquelle la chaux avait dû détruire même les ossements. Danton, Camille Desmoulins, Robespierre, Saint-Just : leurs noms seuls subsistaient, et les traces de leurs actions qui avaient bouleversé le monde.
Longtemps, Claude demeura plongé dans une rêverie confuse et triste. Des souvenirs se succédaient sans ordre, se chevauchaient. Robespierre à l’hôtel du Renard dans les premiers temps des États généraux. La reine si digne, si merveilleusement femme à Versailles… et au 20Juin, derrière la table où le dauphin était assis, coiffé d’un bonnet rouge. La Cour-du-Commerce, les dîners chez Danton, bon vivant plein de plaisanteries, de rires sonores, et Legendre arrivant en bombe pour annoncer la tuerie du Champ de Mars. Les confidences de Camille, après le Jeu de paume ; sa violence, la veille du 14Juillet, au Club breton, quand il brandissait ses petits pistolets en clamant : Jam proximus ardet Ucalegon !… L’agitation dans la chapelle des Cordeliers, la veille du 10Août. L’arrivée des Marseillais à Charenton. Et cette terrible nuit au Comité de surveillance, à réviser la liste des suspects. Le repos sur le lit de Maximilien. La famille royale au Temple alors qu’on promenait sous les fenêtres la tête de la princesse de Lamballe. Le remariage de Danton, les ultimes efforts pour l’accorder avec Robespierre, la visite inutile à Sèvres. La nuit fébrile du 8 au 9 Thermidor, le discours interrompu de Saint-Just, Robespierre livide, piété devant la tribune et, réclamant en vain la parole, la Révolution qui s’en allait avec les vaincus, par le couloir des pétitionnaires. L’assassinat de Marat, la lutte contre la démagogie des Enragés. La fermeture des Jacobins… Et maintenant ?…
« L’homme que j’étais avec vous est aussi mort que vous-mêmes, murmura-t-il. Adieu, frères et amis ! »
Rentré dans Paris, il s’en fut voir Louvet. Deux jours plus tôt, Jean-Baptiste lui avait offert de lui céder complètement La Sentinelle. « J’ai bien pesé ta proposition, dit Claude au nouveau député de la Haute-Vienne. Je ne saurais l’accepter. C’en est fini pour moi de la politique. Je n’entends plus m’en occuper, ni comme représentant ni comme gazetier. Je vais reprendre ma robe d’avocat. Au barreau, du moins, je pourrai défendre et faire triompher la justice.
— Allons donc ! se récria Louvet. Tu cèdes au découragement. Défendre la justice dans le prétoire, c’est bien ; mais la république aussi a besoin de défenseurs. Tu l’as écrit : la Constitution présente est l’aboutissement de la Révolution après l’échec de la monarchie constitutionnelle puis de la république démocratique. Les révolutionnaires n’ont pas le droit d’abandonner leur œuvre si fragile encore, et la plume d’un journaliste est plus puissante que la voix d’un député aux Cinq-Cents. Les motifs de lassitude et d’amertume ne te manquent pas, je le sais. Surmonte-les, mon ami. Continuons à travailler ensemble, je te referai mon offre dans quelque temps. »
XIV
Selon la loi du 3o vendémiaire, le Corps législatif devait se réunir le 5 Brumaire, à midi ; mais l’inscription des nouveaux députés aux dix bureaux installés dans la salle de la Liberté et des Drapeaux exigea toute la journée. Au soir seulement, les représentants s’assemblèrent dans la salle de la Convention pour tirer au sort parmi les inscrits âgés de quarante ans révolus, mariés ou veufs, les deux cent quarante membres du Conseil des Anciens.
Ce fut une séance de nuit, longue et très confuse. On nomma deux cent quarante-huit Anciens, dont plusieurs – entre autres un député de la Corrèze, Malès – n’avaient pas l’âge requis. Une tentative de mise en ordre, le 6 Brumaire, ne donna pas meilleur résultat. De sorte que certains représentants ignoraient où ils devaient siéger. L’un d’eux, Beauchamp, de l’Allier, écœuré, démissionna et reprit la poste pour retourner chez lui. Au reste, nul, même les secrétaires, ne sut jamais avec exactitude le nombre des députés composant les deux Conseils. On mit plus de six mois à s’apercevoir qu’il existait un représentant fantôme : un nommé Félix Hamon. Élu nulle part, ne s’étant par conséquent jamais présenté, il figurait néanmoins sur les registres et faisait même partie de diverses commissions.
Le 7 Brumaire, avec un jour de retard sur les dates prévues par la
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