Les hommes perdus
difficulté ces cinquante noms ; il suffisait de les communiquer à tous les ex-conventionnels républicains. Le stratagème parut commode. On établit donc une liste de quarante-quatre médiocres auxquels on entremêla six régicides assez modérés pour ne point effaroucher les Anciens : Barras – bien entendu –, Sieyès, La Révellière, Rewbell, Carnot et Letourneur.
Effectivement, ladite liste passa sans difficulté aux Cinq-Cents. Les monarchiens réussirent bien à y glisser Cambacérès à la place d’un des obscurs, mais Cambacérès était maintenant non moins suspect de bourbonisme que Boissy et Lanjuinais. Les Anciens ne voulaient pas de lui. Ils élurent au Directoire La Révellière-Lépeaux, Sieyès, Letourneur, Barras, Rewbell. Sieyès, qui nourrissait de nouveaux desseins et n’entendait pas les compromettre, refusa. Il fut remplacé par Carnot.
On ne devait évidemment pas laisser l’exécutif à des royalistes ou royalisants, néanmoins cette façon de commencer une législature par un tour d’escamotage ne plut guère à Claude. Ne voulant ni louer ni critiquer cette élection âprement attaquée par les feuilles contre-révolutionnaires, il s’en tint à un froid compte rendu. En vérité, malgré les proscriptions et les changements, la corruption des « hommes perdus » demeurait dans le Corps législatif. Le Directoire ne serait pas plus honnête que la Convention thermidorienne. Mais saurait-il exister un gouvernement honnête ? Le pouvoir porte en lui sa gangrène, elle pourrit jusqu’aux meilleurs. Robespierre, Saint-Just, Couthon, Lebas étaient profondément honnêtes. Billaud-Varenne aussi, et Carnot, Prieur, Lindet, moi-même. Pourtant nous avons accumulé les actes arbitraires, nous avons toléré l’injustice, prêté les mains à la tyrannie. Saint-Just ne se mentait-il pas plus ou moins en écrivant certaines phrases de son rapport contre Danton ? Et qui pouvait imaginer Lucile capable de fomenter une conjuration dans les prisons ? Nous l’avons cru pourtant, aveuglés par notre obsession, empoisonnés par notre omnipotence… Le Directoire non plus n’évitera ni l’arbitraire ni la tyrannie. Ce n’est pas un Barras qui se souciera de l’en préserver…
Les directeurs se réunirent, le 13 Brumaire, dans l’ancienne salle du Comité de Salut public. Sur la vaste table au tapis vert frangé d’or autour de laquelle avaient retenti en l’an II tant de paroles passionnées, parfois furieuses, et d’où étaient partis tant d’ordres farouches, despotiques, sauveurs, ils rédigèrent leurs démissions du Corps législatif, les fonctions ne se cumulant pas. Selon sa promesse, Barras avait fait nommer Bonaparte commandant en chef de l’armée de l’intérieur.
Il n’y eut ni discours ni cérémonie d’aucune sorte ; les cinq nouveaux maîtres de la France, parmi lesquels ne subsistait qu’un seul membre du grand Comité, Carnot, s’en allèrent sans tambours ni trompettes au Luxembourg. Claude les vit sortir par le ci-devant escalier de la reine, accompagnés de leur secrétaire, le jeune Fain, et monter dans trois vulgaires fiacres qu’escorta la garde du Directoire : cent vingt dragons et cent vingt grenadiers mal équipés. Ce triste train disait assez l’indigence d’un gouvernement qui ne possédait pas un louis d’or dans ses caisses.
Au palais de l’Exécutif, même médiocrité. Nulle assistance, le vide dans les pièces résonnantes, sans meubles, sans rideaux, où les planchers craquaient. Naguère, les ailes servaient encore de prison. Là, Danton, Desmoulins avaient été conduits par les gendarmes, à l’aube du II germinal ; et l’un des derniers hôtes célèbres, le peintre David, n’était sorti que depuis peu de mois. Le concierge alluma du feu dans un cabinet, car l’humidité transissante des demeures inhabitées s’ajoutait à l’aigreur de novembre. Dehors, dans la bruine, les arbres noirs se détachaient sur un fond de feuilles jaunes recouvrant les pelouses transformées en champs de pommes de terre. On dénicha des chaises paillées, une table branlante à laquelle Fain s’établit avec un cahier de papier brouillon, et les directeurs, chauffant leurs mains aux flammes, commencèrent par se répartir les attributions, comme cela s’était fait dans le Comité de Salut public. À Barras, l’Intérieur et la Police ; à Carnot, la Guerre ; à Letourneur, la Marine. Rewbell prit les Finances et les
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