Les hommes perdus
eu tendance à grossir. Puis il alla, de temps à autre, monter la garde avec les notables du quartier. Il s’y fit d’agréables relations, et y trouva même des clients.
Si la plupart de ces citoyens – on recommençait à dire ces messieurs – étaient fort pacifiques, il n’en allait pas de même dans certaines sections voisines : Le Pelletier, bien entendu, Butte-des-Moulins, Mont-Blanc, et autres révoltées de vendémiaire an IV. Sur le boulevard, les royalistes en habit gris, collet noir, arboraient dix-huit énormes boutons : symbole de Louis XVIII. Une multitude de placards, de pamphlets, les épigrammes des journaux bourbonistes agitaient les esprits. On disposait les lettres de Révolution française pour en faire : la France veut un roi.
Le dessein de restauration devenait si manifeste qu’il devait, inévitablement, provoquer à son tour une réaction. Déjà, d’Italie, Bonaparte avait lancé, sous la forme d’une proclamation à ses soldats, un avertissement menaçant : « Des montagnes nous séparent de la France, mais vous les franchiriez avec la rapidité de l’aigle, s’il le fallait, pour maintenir la Constitution, défendre la liberté, protéger le gouvernement et les républicains… Les royalistes, dès qu’ils se montreront, auront vécu ! » À l’armée de Sambre-et-Meuse, Hoche déclarait : « Peut-être aurons-nous à assurer la tranquillité que des fanatiques et des rebelles aux lois républicaines essaient de troubler. » Tout l’état-major de Bernard signa une adresse contre les Clichyens. Au Directoire, la majorité avait basculé avec La Révellière passant du côté de Barras et de Rewbell pour s’opposer au retour des Bourbons. Fouché, ressorti de son bref exil, organisait aux nouveaux triumvirs une police antiroyaliste. Augereau, envoyé par Bonaparte, recevait le commandement de l’armée de l’intérieur, et Chérin, lieutenant de Hoche, celui de la garde constitutionnelle des directeurs.
Le 18 Fructidor de cette année 97, Claude ne s’étonna donc point d’être réveillé à l’aube ; la générale battait dans la rue. Il s’équipa et courut défendre la république par les armes, après l’avoir défendue par la parole puis la plume. Dans le petit matin de septembre, il put, au passage, lire une affiche placardée à profusion durant la nuit : La grande trahison de Pichegru. Conversation de Montgaillard avec le comte d’Antraigues. C’était toute l’intrigue de Montgaillard, racontée par lui-même à Antraigues et notée sur-le-champ par celui-ci. Les échanges de vues entre Pichegru et Fauche-Borel au quartier d’Altkirch, à Huningue chez M me de Salomon, les instances de Condé, les opulentes récompenses promises au général, son plan pour envahir la France avec l’appui des Autrichiens : tout s’étalait là, découvert parmi les papiers d’Antraigues par Bourrienne – secrétaire à présent de son ami Napoléon –, lorsque Bonaparte, ayant occupé les États de l’Autriche en Italie, le fameux agent royaliste avait été saisi à Venise.
Le bataillon s’alignait place des Victoires, chacun prenant ses armes au poste des Petits-Pères ; mais les fourriers ne distribuèrent point de cartouches. On devait, pour le moment, se borner à tenir close la cour des Messageries et à ne laisser partir ni courrier ni voitures. Le silence de rigueur régnait dans les rangs. Les officiers de l’état-major causaient entre eux, attendant les ordres. Il n’en venait pas. Claude se rendait compte de ce qu’avaient dû être pour la majorité des Parisiens la plupart des journées révolutionnaires, si fiévreuses au Manège ou aux Tuileries. Ici, rien ne se passait sur la place ronde au centre de laquelle le drapeau substitué à la statue de Louis XIV flottait mollement ; on ne savait rien, on n’entendait rien. Le soleil se dégageait des brumes. Il faisait frais et assez beau. Par les fenêtres ouvertes, on voyait des femmes en bonnet vaquer à leur ménage.
Vers neuf heures, les capitaines commandèrent de former les faisceaux et de rompre les rangs. Des rumeurs se mirent alors à circuler. Les employés de la Bourse – installée, depuis sa réouverture en 95, dans l’église Notre-Dame-des-Victoires, le vieux local de la rue Vivienne ne pouvant suffire –, qui gagnaient leurs bureaux, apportaient des nouvelles, vagues, sinon contradictoires. La seule chose sûre, c’était que les troupes de ligne
Weitere Kostenlose Bücher