Les hommes perdus
tenaient en force les Tuileries, les quais, le Luxembourg. Des arrestations avaient été opérées. On ne savait au juste lesquelles. Selon certains, les royalistes réglaient son compte au Directoire ; selon d’autres, le Directoire réglait leur compte aux royalistes et à Pichegru. Cela semblait plus vraisemblable, car la ligne ne marchait certainement pas avec les bourboniens. En tout cas, Paris demeurait très calme.
À dix heures, les épouses ou les servantes de messieurs les soldats bourgeois commencèrent d’arriver, apportant des nourritures. Lise vint, accompagnée par Margot qui déballa du pâté serré entre des tranches de pain. « Je sais tout, dit Lise. Louis est au fait et m’a instruite. Barras, La Révellière, Rewbell ont accompli un coup d’État contre leurs deux autres collègues du Directoire et la faction royaliste du Corps législatif. Carnot, Barthélémy sont arrêtés ainsi que Pichegru avec la plus grande partie des Clichyens. Il n’y a aucun tumulte, mais le général Augereau tient tout son monde sur pied pour le cas où les sections bourbonistes bougeraient. C’est peu probable ; Louis m’a recommandé de ne point m’inquiéter à ton égard. »
En effet, la journée s’écoula d’une façon fort tranquille. À cinq heures, on reprit les armes pour les déposer au poste, et chacun rentra souper chez soi. Les gazettes du soir donnaient les nouvelles, confirmant le succès des nouveaux triumvirs. Tous leurs adversaires, sauf Carnot en fuite, avaient été arrêtés dans la nuit ou la matinée, chez eux ou bien aux Tuileries, au Manège. Les élections de germinal venaient d’être annulées par les deux Conseils réunis l’un à l’Odéon, l’autre à l’École de Médecine. Ils avaient voté la déchéance de quarante-cinq Anciens et de quatre-vingt-quinze membres des Cinq-Cents, condamné à la déportation cinquante-trois ennemis de la république, dont Pichegru, Barthélémy, Carnot – par contumace –, Boissy d’Anglas, Aubry, Rovère, Saladin, Henry-Larivière, Bourdon de l’Oise, Laffon-Ladébat, Gibert-Desmolières, Vaublanc, Tronson-Ducoudray, l’abbé Brottier, Duverne de Presle, La Villeurnoy, rétabli les lois contre les émigrés et les prêtres, supprimé les journaux royalistes et mis toute la presse sous la surveillance de la police.
« Eh bien, voilà enfin de l’énergie, dit Claude. J’ai le sentiment que le monarchisme est effondré pour longtemps. »
Il eut, peu après, l’occasion de répéter cette remarque à Fouché, bien remis en selle maintenant. « Sans doute, sans doute », répondit l’astucieux albinos qui avait été fort près, un moment, de se faire, avec Barras, le principal restaurateur des Bourbons s’ils eussent donné des garanties suffisantes de constitutionnalisme et de sécurité pour les régicides. « Mais cette énergie est possible à présent parce qu’elle s’appuie sur le sabre. Or, quand on ne gouverne plus qu’avec l’appui du sabre, Cromwell n’est pas loin. Les généraux ont pris diantrement de l’importance dans la république. Bonaparte, Augereau ! » Hoche venait de mourir, à Wetzlar, de la poitrine. « Te rappelles-tu la prophétie de Marat, selon laquelle la Révolution se terminerait par une dictature militaire ? »
Puis, changeant de sujet, et bavard comme il se montrait souvent, il fit à Claude toute l’histoire du coup d’État. Les Clichyens avaient noué un complot très simple : Vaublanc devait, le 19 Fructidor, proposer aux Cinq-Cents un décret d’accusation contre Barras, La Révellière et Rewbell, prévenus de triumvirat. Ce décret passait sans peine, et le Conseil aurait en outre déclaré la Patrie en danger. Aussitôt, les bataillons monarchiens de la garde nationale, auxquels se seraient joints le 21 e dragons, gagné au complot, et des chouans rassemblés par l’émigré La Trémoïlle, s’emparaient du Luxembourg pour saisir lesdits triumvirs et constituer un gouvernement royaliste. « Wickham finançait l’affaire par l’entremise du ci-devant d’André, venu spécialement de Londres. » Seulement, le 17 dans la relevée, le prince de Carency, fort hostile à l’entreprise, en avait avisé Merlin de Douai, successeur de Benezech à l’Intérieur. Merlin s’était empressé de courir, avec le ministre de la police, Sotin, au Luxembourg où ils trouvèrent Barras en compagnie de Benjamin Constant, de M me de Staël, rentrée en grâce
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