Les hommes perdus
dans ce flux et ce reflux inapaisables. » Le hasard l’avait fait sortir des Cinq-Cents à la suite des élections de germinal qui amenaient une majorité monarchienne sinon royaliste. Il se consolait avec sa librairie et en siégeant à l’Institut.
Le 26 mai 1797, Babeuf et Darthé étaient condamnés à mort malgré les efforts accomplis par Réal pour leur éviter la peine capitale, Buonarrotti et six autres à la déportation, Antonelle, les deux Duplay, Vadier, Amar, Choudieu, acquittés : ce qui n’empêcha point Vadier de rester détenu pendant deux ans à l’île Pelée, près de Cherbourg.
Sauf à l’égard des deux principaux accusés, guillotinés le lendemain, et dont les corps furent jetés à la voirie, la Haute Cour avait montré de l’indulgence. Néanmoins le mouvement contre la gauche s’accentuait journellement sous l’influence de Carnot et de La Révellière. Monarchistes constitutionnels par essence, ils formaient dans le Directoire, avec Letourneur tout dévoué à Carnot, puis avec Barthélémy après le départ de Letourneur exclu par le sort, une espèce de triumvirat en face duquel, Barras, Rewbell demeuraient impuissants. C’était ce que Claude voulait éviter, en combattant devant la Commission des onze l’idée d’un exécutif à plusieurs têtes.
Au Corps législatif, où les royalistes avaient élu Pichegru en personne président des Cinq-Cents, le triumvirat trouvait un soutien puissant parmi les modérés conduits par l’aveugle Thibaudeau et parmi les « Clichyens », monarchistes, bourbonistes masqués, qui recevaient plus ou moins consciemment dans un club, à Clichy, les directives de l’abbé Brottier, de La Villheurnois, Duverne de Presle, et d’agents anglais (l’Angleterre n’intervenait nullement en faveur de Louis XVIII, mais parce que, Pitt l’avait déclaré au nom de son roi, elle n’admettrait jamais la réunion de la Belgique à la France). Sous ces diverses actions, on voyait renaître la persécution d’allure thermidorienne. Aménageant la loi de brumaire an IV, les Cinq-Cents et le triumvirat exclurent des fonctions publiques les « terroristes » amnistiés, ouvrant en revanche ces fonctions aux émigrés, rappelant les prêtres, laissant tramer Aubry, Rovère, Saladin et autres ultras rendus à la liberté. Les jours de vendémiaire revenaient. Des bandes d’énergumènes incoyables parcouraient de nouveau les rues avec leurs grotesques costumes, leurs collets noirs et leurs cannes, molestaient les révolutionnaires.
Ils s’en prirent une fois encore à Louvet, dans sa boutique. Ils le conspuèrent pour avoir marché contre eux avec les patriotes de 89, le 13 Vendémiaire. « Tu chantais la Marseillaise devant Saint-Roch. La chanterais-tu bien, maintenant, petit coq ? » lui criaient-ils. Soulevé d’indignation, il s’avança sur le seuil, lançant à pleine voix : « Que veut cette horde d’esclaves, de traîtres, de sbires conjurés ?…» Les goujats reculèrent. Mais ils revinrent, par la suite. Non contents d’injurier Louvet, ils couvraient d’insultes obscènes sa Lodoïska. Il dut abandonner le Palais-Royal, transférer sa librairie à l’hôtel de Sens, près de l’Arsenal, sans désarmer pourtant la haine. Pour l’y soustraire, les amis qu’il conservait aux Cinq-Cents le firent nommer, le 10 août, consul à Palerme. Germaine et lui s’apprêtèrent à partir. Hélas ! les temps nouveaux ajoutaient pour Jean-Baptiste trop d’émotions et de chagrin aux angoisses de 93. Son cœur n’y tint pas. Le 25 août, Claude travaillait dans son cabinet, lorsqu’il vit paraître Marie-Joseph Chénier, très ému. « Louvet est mort, jeta-t-il. Je dînais chez lui. En quittant la table, il s’est senti mal. Tout à coup, il a piqué du nez ; l’instant d’après, il ne respirait plus. La douleur de Germaine a quelque chose d’effrayant. Brigitte et la servante veillent sur elle, mais ne pourrais-tu pas venir avec ta femme ? » Claude prévint Lise. Ils partirent dans la voiture de Chénier. Ils arrivèrent trop tard. Germaine avait avalé du laudanum. On la sauva cependant, et elle trouva le courage de vivre pour l’enfant qui lui était survenu tardivement.
Fouché aussi souffrit de la réaction. À vrai dire, malgré son prétendu détachement, il n’avait pu s’empêcher de faire, à Narbonne, du jacobinisme un peu bien ostensible. Privé d’emploi comme ancien « terroriste », il
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