Les hommes perdus
faudra le rappeler, qu’il reviendra plus prestigieux, plus indispensable encore ?
— S’il croit cela, il se trompe. Nous ne le rappellerons jamais. Il nous reste assez d’excellents généraux, toi-même, Moreau, Bernadotte, Joubert, Augereau, Masséna, le brave Jourdan, pour n’avoir nul besoin de ce petit bamboche.
— Nous ne le reverrons pas, je pense », dit Claude se souvenant de la ferveur avec laquelle Napoléon, en fructidor an III, rue Saint-Nicaise, lui parlait de l’Orient, beau champ pour la gloire. Il raconta cette anecdote puis conclut : « Voilà son ambition. Il va là-bas conquérir un domaine à la mesure de ses rêves. La France ne suffirait pas à cette imagination enivrée des fastes antiques. Il lui faut l’empire d’Alexandre. »
Le 15 Floréal, on apprit que Bonaparte avait quitté Paris dans la nuit, après un souper chez Barras et une apparition en sa compagnie au théâtre de la Nation. Quinze jours plus tard, le 19 mai, il s’embarquait à Toulon sur l’Orient.
II
La prophétie de Claude se serait peut-être réalisée si Bonaparte avait réussi en Égypte. Ayant échoué – et Sidney Smith, évadé du Temple grâce à la complicité de l’agent royaliste Phélippeaux, ne fut pas pour rien dans cet échec –, il abandonna les restes de son armée pour cingler vers la France. Le 17 vendémiaire an VIII, 9 octobre 1799, il touchait terre à Saint-Raphaël.
Pendant ses dix-sept mois d’absence, les revers que prévoyait Bernard s’étaient produits sous la forme d’une double défaite subie par Jourdan et Bernadotte. Heureusement, Brune en Hollande, Bernard lui-même de Düsseldorf à Mayence, Masséna de Mayence au Saint-Gothard, avaient accompli des prodiges, repoussé les Anglo-Russes et les Autrichiens loin des frontières. Néanmoins, l’Italie était perdue. Mais, remarquait Dubon : « Que nous importe l’Italie ? C’est une source de guerres, rien d’autre. »
Sans tenir compte de ces victoires ni de son insuccès à lui, la nation recevait Bonaparte comme un sauveur. Le glorieux soleil de paix qu’il avait fait rayonner sur elle était parti avec lui. On ne cherchait pas plus loin. Il allait le ramener. Cependant, les nouveaux directeurs, Gohier, Moulin, le traitaient de déserteur et de mutin. Pour Sieyès, successeur de Rewbell, il méritait le peloton d’exécution. Roger Ducos, successeur de La Révellière, et l’inamovible Barras peu ravi par ce retour qui compromettait ses plans, attendaient en silence. Au demeurant, Sieyès ne parlait pas sérieusement. On ne fusille point un homme qu’un peuple entier acclame dans un délire d’enthousiasme. Sur son passage s’allumaient des feux de joie, les cloches carillonnaient, paysans, villageois accouraient, l’accompagnant de leurs vivats. Il approchait. À part quelques initiés, Paris ne le savait pas encore.
Le 22 vendémiaire, lorsque le Directoire prit enfin le parti d’annoncer l’arrivée imminente du général Bonaparte, en une heure la ville s’enflamma. Dès le 20, Claude connaissait par Fouché – ministre de la Police depuis le 4 juillet, après avoir rempli comme ambassadeur deux missions à Milan et en Hollande – la marche triomphale de Napoléon. Il fut étonné pourtant, au sortir de la Tournelle où il venait de plaider devant la Cour de cassation dans la ci-devant salle du Tribunal révolutionnaire, par la masse populaire qui déferlait des faubourgs vers le Palais-Royal, les Tuileries, brandissant des feuillages, chantant la Marseillaise, criant : « Bonaparte ! Vive Bonaparte ! », huant le Directoire. Les casernes s’ouvraient d’elles-mêmes, les musiques régimentaires défilaient par les rues, tambours battants, fanfares sonnantes. L’enthousiasme dépassait encore celui qui avait accueilli Napoléon en 97.
« La France, dit Naurissane ce soir-là, la France a choisi son maître. Et bien choisi, car lui seul peut nous tirer du désordre effrayant où nous sommes.
— Sans doute », avoua Claude.
Il n’apercevait, malheureusement, nulle autre issue. Le Directoire agonisait au milieu d’une complète anarchie, après sa banqueroute des deux tiers (seul avait été « consolidé » un tiers des créances sur l’État) qui finissait de ruiner le commerce, sans renflouer le Trésor ; les armées ne touchaient pour ainsi dire plus de solde, ni les fonctionnaires leur traitement. La famine, à peine calmée, avait repris avec la guerre.
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