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Les hommes perdus

Les hommes perdus

Titel: Les hommes perdus Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Robert Margerit
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Le brigandage, les Chauffeurs dirigés par des chouans et des agents anglais, ravageaient l’Ouest, le Midi, sévissaient jusque dans le Centre (la diligence Paris-Toulouse venait d’être attaquée entre Limoges et Pierre-Buffière). Aucune unité ne subsistait dans le pays, car les autorités locales, songeant avant tout à leurs administrés, retenaient pour leurs besoins l’impôt, les subsistances, et n’obéissaient plus à un gouvernement trop absorbé par ses intrigues intestines pour gouverner. Hormis le vieux Gohier et son ami Moulin, non moins honnête mais tout aussi borné, personne ne croyait à la survie d’un pareil régime, unanimement détesté ou méprisé. Les familiers des directeurs n’ignoraient pas que Sieyès, jugeant le moment propice à l’établissement de sa constitution repoussée par la Convention en l’an III, préparait avec la complicité, au reste peu enthousiaste, du général Moreau un coup d’État, ni que « le roi Barras » se disposait à livrer la France aux Bourbons contre une riche dotation et le titre de connétable.
    Dans ces conditions, l’homme qui avait, à Toulon, montré sa fulgurante intelligence, à Paris après vendémiaire un tel sens du maniement des êtres, et partout un véritable génie organisateur, – cet enfant de la Révolution, naguère ami de Robespierre jeune –, paraissait en effet seul capable de sauver la république, si ambitieux, si occupé de sa propre fortune fût-il. Lui du moins, s’il accédait au pouvoir, ne le céderait pas à un roi. Il le conserverait ; et puisque c’était le peuple qui voulait l’y voir, il devrait, pour s’y maintenir, respecter ce peuple, le satisfaire, s’appuyer sur lui. Confier le sort de la nation à un individu ne va pas sans grands périls, car on ouvre la porte à l’aventure ; et même si cet individu s’affirme excellent chef d’État, que deviendra le régime après lui ? Mais nulle aventure ne risquait, semblait-il, d’être pire que la situation présente.
    Fouché aussi pensait de la sorte. Il avait secrètement abandonné Barras à ses intrigues avec le Prétendant, pour soutenir Sieyès, et il comptait l’associer à Bonaparte dans un gouvernement où la souplesse de l’ancien prêtre contrebalancerait la fougue du jeune soldat.
    « Je doute fort, observa Claude, que deux pareils ambitieux puissent s’entendre. Enfin, agis pour le mieux. Quant à moi, j’en ai terminé avec la chose politique et ne m’en mêlerai plus. »
    Napoléon rentré à Paris, il accepta néanmoins de le voir. Tout le monde allait chez lui, y compris Sieyès. Le 3 Brumaire, les gazettes annoncèrent que le général et le directeur avaient échangé des visites. Fouché était enchanté. La conjuration marchait selon ses vues. On cherchait de l’argent : il disposait de deux cent mille francs prélevés sur les caisses de la police. Naurissane en offrit autant. Collot, Michel, Perrégaux firent le reste : deux millions au total. Sur les instances de Louis, de Réal, de Rœderer et de Marie-Joseph Chénier – « Tu seras content de lui », l’assuraient-ils –, Claude se rendit, un soir, rue Chantereine, sans vouloir emmener Lise. La légèreté de la citoyenne Beauharnais, veuve, n’empêchait pas de la rencontrer chez Tallien ; en revanche, l’inconduite de la citoyenne Bonaparte dont les beaux-frères – Joseph, Lucien député aux Cinq-Cents – s’indignaient d’une façon quasi publique, et qui avait failli faire divorcer Napoléon à son retour, disaient-ils dans le salon Naurissane, ne permettait point à une femme honnête de se commettre chez elle.
    Chose surprenante, Gohier se trouvait là ; sans son épouse, lui aussi.
    « Comment ! Gohier !…
    — Chut ! » fit Réal en mettant un doigt sur les lèvres.
    Et il conduisit Claude vers le petit cabinet de travail contigu au salon.
    Dans un habit de drap clair, bottes en cuir rouge, Napoléon paraissait toujours aussi frêle, la poitrine creuse, les épaules étroites, le visage comme desséché. Mais il ne restait plus en lui rien de sa raideur, à la fois humble et farouche, remplacée par une grande amabilité. Il avait écrit élogieusement à Bernard, ainsi qu’à Brune et à Masséna, pour les féliciter de leurs victoires. Adossé à la cheminée, il parlait avec Jourdan, chargé par les députés républicains de lui offrir le pouvoir « à condition que le gouvernement représentatif soit garanti ». La

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