Les hommes perdus
bataille, confirma ces nouvelles. Il flambait d’enthousiasme. Son régiment, chargeant sous les ordres du roi Murat, avait obligé toute la division de Metzko, avec son général, à se rendre.
La situation ne devait pourtant pas être très brillante, car le 9 octobre, à la demande de Cambacérès, parlant pour l’impératrice, le Sénat votait l’appel anticipé des conscrits de 1815. Cela signifiait que ceux de 1814 avaient déjà quitté les dépôts. On les remplaçait par des garçons de dix-huit ans !
Il ne fallait pas chercher la moindre information dans les journaux, tous soumis aux consignes de la censure. Ils publiaient des bulletins, vagues et espacés, parlant de vastes manœuvres en Saxe et en Lusace. Même au Conseil d’État, au Sénat, on ne savait rien. Puis, brusquement, le 25, Claude apprit de Sieyès que les pires catastrophes s’étaient produites. L’empereur venait d’écrire aux sénateurs pour leur en faire part, réclamer non plus 140 000 hommes mais 280 000 et de nouvelles ressources. Comme d’habitude, il présentait les choses à sa façon, sans pouvoir cacher toutefois qu’il avait perdu, à Leipzig, une bataille de quatre jours, que tous ses lieutenants commandant des corps détachés avaient été vaincus, qu’il devait quitter l’Allemagne où 190 000 soldats des meilleures troupes, en garnison dans les places fortes, demeuraient pratiquement prisonniers, et qu’enfin les débris de l’armée : 5o à 60 000 hommes ramenés à Erfurt, allaient se retirer sur Mayence. Quant à l’Espagne, le maréchal Soult, chargé de la reconquérir, en était à se défendre difficilement entre Saint-Sébastien et Bayonne avec des forces de moitié inférieures à celles de Wellington.
« C’est la fin, ajouta Sieyès.
— Eh bien, le déposerez-vous, à présent ?
— Pas tout de suite, je le crains. L’opposition dans le Sénat n’est pas assez nombreuse. Sans doute lui donnera-t-on encore des hommes ; mais ce que nul ne pourra lui donner ce sont des ressources, il n’y en a plus. Il a tout épuisé ; il tombera de lui-même, sans tarder. »
Sitôt renseigné, Bernard écrivit à l’empereur, se déclarant résolu à maintenir de tous ses moyens la frontière qu’il avait contribué à conquérir. Sans attendre la réponse, il partit pour Mayence. Carnot aussi se mit au service de la France menacée. Ses soixante années ne lui permettaient guère de tenir campagne ; il fut envoyé à Anvers pour en diriger la défense. Bernard, en pleine force à cinquante ans, reçut le commandement du 2 e corps, qu’il devait réorganiser à Strasbourg. Les troupes y parvenaient dans un état épouvantable, suivies de hordes sans armes, excédées de combattre, ravagées par le typhus. Il fallait trier tout ça, réincorporer les valides avec les conscrits arrivant de l’intérieur. Cela demandait du temps. Si les Alliés se fussent avancés rapidement, aucune résistance n’eût été possible. Mais ils paraissaient hésiter. Le 2 novembre, tous les restes de l’armée française avaient repassé le Rhin sans que l’on ait vu aucune avant-garde ennemie. Les souverains, réunis à Francfort, parlaient encore de paix, et bientôt le remplacement de Bassano par Caulaincourt aux Relations extérieures sembla indiquer chez Napoléon des intentions conciliantes. Néanmoins ni Claude, ni Sieyès, ni Garat, ni Grégoire, ni Lanjuinais – eux aussi dans l’opposition sénatoriale – ne prenaient le change. L’empereur voulait gagner du temps, dont il avait tellement besoin.
Il gagna quarante-huit jours. Le 21 décembre, les Autrichiens franchissaient le Rhin à Bâle et lançaient aussitôt un puissant corps d’armée sur Lyon ; un autre poussait en trois colonnes vers Besançon, Dijon et Langres. Un message de Bernard en informa sa famille. Quant à Antoine, fait prisonnier par les Bavarois, à Hanau, dans le dernier combat de la retraite, il se disait bien traité mais gardé de la façon la plus stricte. La lettre de Bernard avait été apportée par un courrier du maréchal à l’empereur, sans quoi elle ne fût point parvenue. On étouffait soigneusement les mauvaises nouvelles et l’on en donnait de rassurantes. Les 5 et 6 janvier 1814, le Journal des Débats annonça que les Prussiens, tentant de traverser le Rhin à Mulheim puis entre Weiss et Rodenkircher, s’étaient trouvés partout repoussés avec des pertes. Ces troupes, ajoutait-on, se
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