Les hommes perdus
son gendre, l’empereur d’Autriche s’en tint à une neutralité sur laquelle on ne devait pas compter longtemps au cas de mauvaise fortune. En Espagne, lord Wellington avait enlevé Ciudad-Rodrigo, Badajoz, gagné à Salamanque une bataille décisive, forcé les armées du roi Joseph à évacuer l’Andalousie.
Cependant, Napoléon, revenu après avoir abandonné les débris de son armée, chassait à Marly, à Versailles, à Fontainebleau. Il passait des revues sur le Carrousel, visitait au Louvre le Salon annuel de peinture, rudoyait le Sénat, le Conseil d’État enclin à l’idéologie : « cette ténébreuse métaphysique à laquelle il faut attribuer tous les malheurs de la France ». Mais la lecture du Moniteur prouvait aussi que l’homme de guerre s’employait très activement à reconstituer ses forces offensives. Il disposait déjà des conscrits de 1813, appelés par avance en 1812 : 140 000 jeunes gens, habillés, armés et comptant plusieurs mois d’instruction militaire. Ils filèrent de leurs dépôts tout droit en Allemagne pour rejoindre les corps réchappés de la débâcle. La garde nationale active formait cent cohortes, soit 100 000 hommes de vingt-deux à vingt-sept ans, destinés au service dans l’intérieur. Un sénatus-consulte les mit purement et simplement à la disposition du ministre de la Guerre. Un second ordonna la levée anticipée des conscrits de 1814, pour succéder à ceux de 1813 dans les dépôts.
Docile jusqu’à la servilité, le Sénat soumettait la nation à toutes les volontés de l’empereur. Seulement, le peuple commençait d’y regimber avec colère. Napoléon s’étant imaginé de visiter le faubourg Saint-Antoine, fut accueilli par des plaintes, des récriminations, des injures. Un jeune artisan l’insulta, et comme la police voulait arrêter ce garçon les faubouriens la chargèrent. Partout on entendait des protestations contre les incessantes levées, les guerres qui n’en finissaient pas, la politique de conquêtes. Les ouvriers, les femmes de la Halle prenaient fait et cause pour les conscrits qui avaient maille à partir avec la police. En province, dans l’Ouest, le Midi, le Centre, les réfractaires à la conscription se rassemblaient en bandes ; cachés dans les bois, protégés, nourris par les paysans, ils défiaient la gendarmerie.
Il n’existait pourtant aucune véritable résistance, car nul ne se fût risqué à l’organiser. Fouché, peut-être, en eût été capable ; mais il se trouvait loin, sur l’Adriatique, gouvernant les Provinces illyriennes. Savary tenait à l’œil les anciens conventionnels hostiles au régime, Claude ne l’ignorait pas. Il savait très bien que sa correspondance passait par le Cabinet noir. En outre, la féroce répression de la conspiration Malet, qui avait valu le peloton d’exécution non seulement à l’unique coupable mais aussi aux généraux Lahorie, Guidai, et à neuf autres malheureux totalement innocents, décourageait de braver le système impérial trop puissant encore. Napoléon croyait l’assurer en instituant, officiellement cette fois, la régence avant de partir pour l’Allemagne. Comme le disait Gay-Vernon : « Régence ou pas, tout dépendra des chances de la guerre. »
Ces horribles chances serraient le cœur de Claude : dans un mois au plus, son fils les courrait. Antoine s’y préparait avec enthousiasme, avec impatience, câlinait sa mère, sa tante, et se moquait de leurs craintes. « Je serai maréchal, moi aussi », affirmait-il. « Je ne te le souhaite pas, mon garçon », lui répondit une fois Bernard. Il était très soucieux. Devait-il demander un commandement ? Mais n’aiderait-il pas ainsi Bonaparte à se raffermir sur le trône, à retremper son despotisme ? Si les coalisés, victorieux, bornaient leur entreprise à libérer l’Allemagne selon le serment d’Alexandre I er , l’Espagne, l’Italie, en respectant les frontières depuis longtemps reconnues à la république, et en exigeant la déposition du Corse afin d’assurer la paix, la nation se débarrasserait aussitôt de lui. Dans ces conditions, combattre sous ses aigles c’était desservir la France. Mais si, forts de leurs succès, les Alliés prétendaient la faire rentrer dans ses anciennes limites, ne serait-il pas trop tard alors pour la défendre ?
Le 12 mars, les Hambourgeois se libéraient eux-mêmes des vestiges de la domination impériale. Le 31, les Russes
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