Les hommes perdus
leur mettant hors de combat 60 000 hommes. Enfin, le 14 il entrait à Moscou.
On venait à peine de connaître, par le Moniteur, cette nouvelle qui, du moins, présageait la paix, lorsque, le 23 octobre au matin, par un temps affreux, le bruit le plus inconcevable se répandit : l’empereur était mort, le Sénat constituait un gouvernement provisoire et avait fait arrêter le préfet Pasquier et le ministre de la Police, Savary. Le préfet de la Seine, Frochot, installait à l’Hôtel de ville le nouveau gouvernement. Claude, en robe de chambre, déjeunait quand un de ses secrétaires arriva, essoufflé, apportant cette stupéfiante information. « C’est sûrement vrai, ajouta-t-il. J’ai vu moi-même les soldats tirer d’un fiacre le duc de Rovigo et le pousser dans la Force.
— Incroyable ! s’exclama Claude. L’empereur mort, bon, cela se peut. Restent les grands dignitaires, l’impératrice, le roi de Rome. Où le Sénat prendrait-il le droit de constituer un gouvernement ? »
Il avisa Lise et se disposait à courir chez Sieyès, mais comme il achevait de s’habiller, Bernard, en redingote brune, entra, à cheval, dans la cour. Claude descendit au devant de lui. « Tu as des nouvelles ? Que se passe-t-il ?
— Pas grand-chose, répondit Bernard. Un certain général Malet a tenté à lui seul, ou presque, de jeter bas le régime en prétendant Napoléon assassiné à Moscou et en produisant un sénatus-consulte fabriqué. Bien entendu, cela ne pouvait aller loin. Présentement, ledit Malet est ficelé sur une chaise à l’état-major de la place. Il avait réussi, paraît-il, à mettre sous les verrous Rovigo et le baron Pasquier, ce qui est assez joli.
— Incroyable ! répéta Claude. Il a suffi d’annoncer la mort de l’empereur pour qu’on trouve tout naturel un changement de régime. Nul, sur le moment, n’a pensé à la régence, à l’hérédité du trône. Quel camouflet !
— Cela t’étonne ?
— Non. Napoléon n’a rien fondé, je le sais. Je ne lui donnais pas dix ans de règne. Tout de même, j’aurais cru ses serviteurs plus enracinés.
— Eh bien, tu vois ! Je vais te dire le mot de l’histoire. Je le tiens d’un homme auquel, traversant par hasard la place Vendôme et remarquant une certaine effervescence devant l’état-major, j’en demandai la raison. Il me répondit : “Ce n’est rien du tout ; l’Empereur est mort et v’la qu’on rétablit la République.” Du coup, je suis entré. Le brave homme se montrait un peu trop optimiste. Il faut attendre les revers inévitables, dans lesquels s’écrouleront Napoléon et l’Empire ; alors la République se rétablira d’elle-même. »
Or, Paris et la France allaient bientôt l’apprendre, Napoléon était non seulement vaincu mais en pleine déroute. Depuis vingt et un jours, on demeurait sans nouvelles de la Grande Armée. Soudain le terrible 29 e bulletin, daté du 3 décembre, vint révéler, à qui savait lire entre les lignes, qu’elle n’existait plus. Il célébrait les prodiges accomplis au passage de la Bérézina, et laissait aisément concevoir que cet héroïsme payait toute une suite de désastres.
Claude aurait dû se réjouir : la fin s’avançait. Au contraire, il fut atterré. D’abord, on ne pouvait pas ne point penser aux milliers de victimes, aux horreurs de cette retraite qui devait être en réalité une effroyable débandade dans la neige et le froid mortel. Et puis l’espoir d’une prompte paix disparaissait. Après une telle défaite, toutes les nations capables de combattre allaient nécessairement s’unir à la Russie victorieuse, à l’Angleterre progressant dans la Péninsule, pour achever le conquérant blessé. Il se défendrait jusqu’au dernier sursaut, et il risquait, comme les gens sensés le redoutaient depuis 1804, d’abîmer la France avec lui. En souhaitant des revers à l’empereur, Bernard n’envisageait pas ce danger. Napoléon n’était pas homme à céder devant des revers. Pour le détrôner, il fallait de grands désastres. Jusqu’où s’étendraient-ils ?…
La fin de décembre et les premiers mois de 1813 furent sombres. Une sixième coalition se nouait, effectivement. La Prusse avait pris les armes, et le tsar juré de ne point déposer les siennes avant que l’Allemagne entière ne fût libre. La Suède, dont Bernadotte, devenu prince royal, commandait les troupes, se joignit aux alliés. N’osant rompre avec
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