Les hommes perdus
entraient à Leipzig. Le 15 avril, Napoléon quitta Paris pour aller se mettre à la tête de ses troupes. Bernard avait résolu d’attendre encore un peu et de voir. Le 6 mai, la batterie triomphale des Invalides tonnait, annonçant une victoire à Lutzen sur les Prussiens commandés par Blücher. Vingt et un jours plus tard, ce fut une autre à Bautzen, sur les Russes. La veille, le sous-lieutenant de dragons Antoine Mounier-Dupré, âgé de dix-neuf ans et demi, était parti pour rejoindre son escadron en remonte à Coblentz. Le 29 mai, Davout ressaisissait Hambourg, et au début de juin on apprit que les coalisés avaient proposé un armistice, signé le 4 à Pleiswitz.
« Le diable d’homme ! dit Jean Dubon. S’il sait se réduire au raisonnable, il est capable d’imposer la paix, de régner vingt ans encore et d’établir sa dynastie !
— J’en doute, répliqua Claude. La période raisonnable de Bonaparte ne reviendra pas. Au reste, elle était toute d’apparence. »
Un congrès s’ouvrit à Prague avec la médiation autrichienne. Le bruit courait, à Paris, que les Alliés posaient pour conditions à la paix, outre l’abandon de la Hollande et des villes hanséatiques, la restitution de tous les territoires dont l’empereur s’était emparé depuis 18o5. Bernard estimait cela parfaitement acceptable. Claude aussi. « Car, remarquait-il, nous conserverions le Rhin, les départements belges, la Savoie, le comté de Nice, le Piémont, et jamais le Comité de Salut public n’a souhaité davantage. Je rendrais même le Piémont, extérieur à nos frontières naturelles.
— Bonaparte ne lâchera rien, sois-en sûr, répondit Bernard. S’il était assez avisé pour y consentir après ces deux victoires qui lui rendent son prestige, ses conseillers sauraient bien l’en détourner. Clarke notamment. Je considère le ministre de la Guerre comme un de ces royalistes secrets si habiles à pousser Napoléon au pire, dans l’espoir de ramener les Bourbons.
— Les Bourbons ! Tu veux rire ! Depuis des années, personne n’y pense plus.
— Non, je ne veux pas rire. Certes, les Bourbons n’ont aucune chance de rentrer chez nous ; mais que l’on recommence de penser à eux, ça tu peux le tenir pour certain. Et pas seulement parmi les anciens émigrés. On en parlait, hier soir, dans le salon de la toute jacobine Miss Williams. Carnot, Grégoire étaient là. Comme moi, l’ex-évêque jugeait impossible ce retour ; mais si le Prétendant acceptait une constitution, Carnot s’en accommoderait, disait-il, plutôt que de retomber dans l’anarchie des Assemblées ou dans l’impuissance d’un exécutif à plusieurs têtes. »
Cette conversation laissa Claude rêveur. L’avenir paraissait décidément très incertain. À Prague, les négociations – dont on ne savait rien – traînaient : l’armistice, prévu pour un mois, fut prolongé jusqu’au 10 août. Antoine, dans ses lettres longues à parvenir, se plaignait de mener en cantonnement la vie la plus banale. « La gloire militaire, écrivait-il, risque fort de se borner, pour mes camarades et moi, à faire danser les demoiselles allemandes ; et même la lutte reprendrait-elle, nous n’aurions guère occasion de nous distinguer, car la cavalerie est presque inexistante. Cette pénurie a empêché l’Empereur, dit-on, d’écraser complètement les ennemis à Lutzen et à Bautzen. »
De telles assurances réconfortaient Lise et Thérèse, mais Claude ne s’abusait pas sur ces négociations prolongées. Les Alliés n’avaient plus aucun motif de se montrer conciliants, la bêtise du roi Joseph, malgré les avis de Jourdan, ayant permis à Wellington de marquer un énorme avantage, à Vittoria. La retraite obligée du maréchal Suchet sur l’Ebre mettait l’armée britannique, désormais maîtresse en Espagne, à quelques lieues de la frontière française. Napoléon pouvait être pris bientôt entre deux feux.
Le 10 août l’armistice expira. Le 12, l’empereur d’Autriche déclara la guerre à la France, renforçant de 200 000 hommes la coalition. Dix-sept jours plus tard, la batterie des Invalides grondait. Les journaux annoncèrent une grande victoire remportée à Dresde : 30 000 ennemis tués ou blessés, 12 000 capturés, 200 pièces de canons et 1 000 fourgons saisis. Le traître Moreau était mort, frappé par un boulet près du tsar Alexandre. Une lettre d’Antoine, écrite le lendemain de la
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