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Les hommes perdus

Les hommes perdus

Titel: Les hommes perdus Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Robert Margerit
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Claude, car il retrouvait là les sentiments mêmes de Bernard, ceux des volontaires de 91 et de 93. Le Grand Empire n’avait donc point annihilé la conscience de la patrie. Comme autrefois, son danger enflammait les jeunes cœurs.
    Hélas, ce patriotisme demeurait sans écho dans la majorité de la population, occupée de craintes ou d’espoirs également égoïstes. Le canon des Invalides saluait des succès à Fontainebleau, la victoire à Montereau, la reprise de Troyes ; mais revers ou avantages ne provoquaient que la baisse ou la hausse des fonds publics, la peur du pillage dans Paris ou le soulagement d’apprendre que les armées s’en éloignaient, la joie ou la consternation des royalistes – en très faible nombre, mais actifs à présent. Fort astreint par le service de la garde nationale sur pied en permanence, Claude n’était guère au courant des secrets de la ville ; pourtant il voyait quelques-uns de ses vieux compagnons, Sieyès, Grégoire, Garat, Réal (Santerre était mort en 1809, Marie-Joseph Chénier en 1811), et tenait d’eux qu’un petit parti d’ex-émigrés intriguait pour ramener les Bourbons. Dans les salons du faubourg Saint-Germain, circulait une proclamation attribuée à Bernadotte et invitant les Français à rappeler la famille de leurs souverains légitimes. On disait le duc de Berry auprès de lui, et le duc d’Angoulême auprès de Wellington qui, ayant franchi la Bidassoa, quoique battu par Soult à Orthez, le refoulait pied à pied dans le Béarn. Talleyrand était l’âme clandestine de cette coterie. Savary ne l’ignorait pas. Un soir où MM. de Pradt, Louis de Chateaubriand et plusieurs personnages du même acabit se trouvaient chez le ci-devant évêque devenu prince de Bénévent, le ministre de la Police avait fait irruption dans le salon de Son Altesse en s’écriant sur un ton faussement badin : « Ah ! je vous prends donc tous en flagrant délit de conspiration ! », ce qu’il savait exact sans pouvoir le prouver et sans être assez sûr des lendemains pour oser sévir. En face de ce noyau bourboniste, il n’existait aucune coalition, ni seulement une amorce de coalition, républicaine. Le peuple semblait se décider à combattre éventuellement les envahisseurs, car des artisans, des ouvriers, auxquels Hulin refusait ses fusils, prenaient sur leurs maigres deniers pour se procurer les piques fabriquées par ordre des autorités et délivrées dans les mairies contre le dépôt de dix francs. Mais assurément, pensait Claude, pourquoi le peuple voudrait-il revoir une république où il n’a connu pendant sept ans que la misère et la faim ? Quant à la bourgeoisie, après avoir tant contribué à conduire Bonaparte au trône, elle divorçait d’avec lui parce qu’il compromettait son bien-être. Elle accepterait tout régime capable d’assurer l’ordre et la paix, disait Gay-Vernon. Quel régime ? On n’y songeait guère. L’avenir était en suspens.
    Le vendredi 25 février, les gazettes annoncèrent, en la flétrissant, la trahison de Murat passé aux côtés des Alliés pour conserver son royaume napolitain. Ce soir-là, le canon de la victoire tonna. Le lendemain matin, encore. Mais en même temps arrivaient des blessés et des réfugiés racontant que l’ennemi attaquait Meaux, qu’il occupait Lagny. Durant la nuit du 3 au 4 mars, Claude, en sentinelle à la barrière de Clignancourt dont une compagnie de grenadiers renforçait la défense, perçut avec netteté le roulement d’une canonnade, apporté par le vent du nord-est qui glaçait la neige. Les vitres du pavillon d’octroi vibraient. Le poste sortit. Montés sur les barricades, des hommes cherchaient dans le ciel noir les reflets des déflagrations. Ni par-dessus la butte Montmartre, ni à l’horizon de la plaine Saint-Denis blanchoyante, ne se distinguait la moindre lueur. Dans la journée, pas de courrier, pas de bulletin. Qu’advenait-il ? On se le demandait avec angoisse. On vivait anxieusement, l’âme frissonnante, la chair transie. Il gelait à moins huit. L’air était chargé de flocons impalpables qui collaient aux cils. Grégoire rédigeait des projets d’acte de déchéance.

IV
    Le dimanche 6, la batterie des Invalides retentit de nouveau. Le gouvernement ne se hâta point d’en publier la raison. Le mardi, on sut enfin que l’empereur avait chassé Blücher de Craonne et le suivait l’épée dans les reins ; malheureusement, la victoire

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