Les hommes perdus
recouvrer son équilibre. Claire brûlait de bonheur et d’impatience. Henri l’attendait, elle le savait ; Antoine recevait des lettres du jeune médecin et lui répondait : moyen, pour les deux amoureux, de correspondre par personne interposée. Henri se présenta, le 16 au soir, gauche d’émotion malgré sa maîtrise. En se retirant, il dit à Claude : « Monsieur, auriez-vous la bonté de recevoir, le plus tôt possible, mon père ? Il désirerait vous entretenir d’un projet très cher à mon cœur.
— Certainement. Mais pourquoi n’agirions-nous pas mieux encore ? Si monsieur votre père et madame votre mère voulaient bien souper ici dès demain, nous aurions, eux et nous, tout ensemble l’occasion de nous connaître et de régler ce projet. L’invitation n’est pas protocolaire, qu’importe ! Mon cher enfant, je vous ai, bien malgré moi, imposé, à Claire et à vous, une longue épreuve. Je le sais, vous avez tous les deux hâte de vous exprimer sans contrainte vos sentiments, de parler de votre avenir. À quoi bon prolonger votre attente pour des questions de protocole ?
— Ah ! monsieur ! avec quelle joie, avec quelle affection je vous donnerai le doux nom de père ! Vous comblez mes vœux et ceux de mes parents impatients de voir M lle Claire. »
Antoine jugea bon de raccompagner son futur beau-frère. Il eût été incapable de mener son cabriolet. Il avait perdu tout sang-froid.
Le 17 octobre, donc, le D r Gaillot père, chirurgien réputé, un peu plus jeune que Claude, et sa femme, une très aimable personne de quarante-cinq ans comme Lise, vinrent à l’hôtel ; et tout de suite naquit entre les deux couples une sympathie que l’estime réciproque devait mûrir en un indéfectible attachement. Claire enchanta le ménage. Après le repas, les deux pères se retirèrent, un instant, puis rentrèrent au salon en déclarant que les jeunes gens étaient officieusement fiancés, Henri autorisé à faire sa cour. Ces dames fixeraient la date des fiançailles officielles.
Antoine se disposait à soumettre au jury du Salon deux tableaux : un beau portrait de sa sœur, exécuté à Thias, et la scène villageoise qu’il achevait. Cette pacifique occupation ne rassurait pourtant pas Claude ; les relations de son fils avec les jeunes bonapartistes se renouaient peu à peu. Avisés de son retour, ils relançaient leur camarade, il sortait à cheval en leur compagnie, le matin, et en voiture le soir, quand le jour obscurci ne permettait plus de peindre. Qu’ils courussent ensemble les foyers des théâtres, les demoiselles de petite vertu, rien à dire. Même les salles d’armes ; c’étaient des soldats, ils devaient se tenir exercés. Mais la fièvre politique sans cesse croissante rendait dangereux tous les lieux publics pour ces jeunes gens qui portaient leur opinion comme une enseigne. « Je ne peux pas les fuir, disait Antoine. Ce sont mes amis, et certains, dont Pontécoulant, depuis le Prytanée. J’ai fait campagne avec d’autres. Germain était prisonnier avec moi. Tu sais bien tout cela ! »
Brusquement, le 3 novembre, le roi demanda et les Chambres votèrent le rappel de 60 000 hommes sous les drapeaux. C’est qu’au congrès réuni à Vienne depuis un mois, et où Talleyrand représentait Louis XVIII, les Alliés, loin de s’entendre pour réorganiser l’Europe, menaçaient de se couper la gorge. La Prusse et la Russie s’opposaient violemment à l’Angleterre et à l’Autriche. Si une guerre éclatait, la France devrait se ranger d’un côté ou de l’autre. Claude saisit l’occasion. Il exposa ses craintes à Bernard, au sujet d’Antoine, et conclut : « Pourrais-tu obtenir sa rentrée au service, puisqu’on va nécessairement reprendre des officiers ? »
Très bien vu au pavillon de Flore – un peu moins bien au pavillon de Marsan –, Bernard comptait parmi les maréchaux les mieux traités par la Restauration. Non seulement il siégeait à la Chambre des pairs, mais encore il gouvernait la 1 re division militaire : celle de Paris, alors que Jourdan restait confiné dans sa 15 e , à Rouen, où il attendait toujours le titre de duc de Fleurus. En outre, le ministre de la Guerre, Dupont, le vaincu de Baylen, si longtemps persécuté par Napoléon, n’avait rien à refuser à son vieux camarade Delmay, l’un des deux seuls maréchaux qui aient pris parti pour lui en ces temps d’épreuves. Antoine fut donc, sans la
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