Les hommes perdus
moindre difficulté, replacé dans les cadres actifs, et, de plus, promu lieutenant. Cela, du moins, n’était pas une faveur ; la proposition datait de la bataille de Dresde, en août 1813.
Cette double nouvelle provoqua chez lui les sentiments les plus contraires. D’une part, la contre-épaulette l’enchantait, bien entendu ; il voyait se rouvrir, avec de bonnes chances, la carrière des armes. D’autre part : « Servir sous le drapeau blanc ! disait-il. Prêter serment à Louis XVIII ! Trahir mes amis !
— Sottises, mon garçon ! lui répondit Bernard. D’abord, tu ne trahis personne. Tu reçois un ordre, tu obéis. Es-tu officier, oui ou non ? Maintenant, écoute une histoire : En 1791, à ton âge, quand j’ai dû quitter Limoges avec le 2 e bataillon de la Haute-Vienne, je suis allé demander à mon père la permission de partir. Royaliste entêté, il détestait les révolutionnaires infiniment plus que tu ne détestes la présente monarchie. Mais il m’a dit ceci : “Qu’importe ! Roi ou nation, c’est toujours à la France que je te donne !” Voilà. On ne sert pas un homme, un roi, un empereur, un gouvernement, une dynastie, un régime ; on sert la France, la France seule. Si tant d’entre nous ne l’avaient pas oublié, nous n’en serions point où nous sommes. Bon. Tu as voulu, malgré mes avertissements, être soldat. Tu en es un, excellent. Tu vas donc te conduire en soldat : rejoindre et faire ton devoir qui consiste à mettre ton peloton en état de combattre victorieusement s’il doit un jour marcher à l’ennemi. Rien de tout cela ne souffre discussion.
— Bien, monsieur le maréchal, dit Antoine en claquant les talons. – Puis il sourit et ajouta : Merci, oncle Bernard, permets-moi de t’embrasser.
— Parbleu !
— Dois-je vraiment te remercier aussi, Bernard ? questionna Lise, une fois son fils sorti.
— Tu le peux, ma très chère. Ne t’inquiète pas, Antoine restera en garnison à Mont-de-Marsan. Les Alliés se montrent les dents, mais ils se garderont de mordre, j’en suis sûr. »
Claude approuva. Il n’attachait aucune importance aux rumeurs d’un conflit entre la Russie, la Prusse, et l’Autriche, l’Angleterre, où la France serait alliée à ces deux dernières puissances. La guerre était beaucoup plus près d’éclater entre les Français mêmes. Les ultras ne cachaient plus leur intention de contraindre Louis XVIII à céder le trône au comte d’Artois, qui en finirait avec les révolutionnaires et liquiderait les vestiges de la Révolution. Or le roi paraissait incapable de contenir cette coterie insensée. Le 3o décembre, il laissa son premier ministre, Blacas, se débarrasser des Chambres en les prorogeant à quatre mois. La liberté de la presse avait été supprimée en octobre, la censure préalable remise en vigueur. Les émigrés enregistraient victoire sur victoire. Leur agressivité s’en accroissait d’autant.
Dans la première semaine de janvier 1815, un soir où Lise et Thérèse tenaient leur cercle, Gay-Vernon arriva très agité. Tirant Claude à part, il lui confia : « Je quitte à l’instant Méhée. » Méhée de la Touche, ex-membre de la Commune, ex-rédacteur, avec Réal, du Journal des patriotes de 89. « Selon lui, les royalistes se préparent à massacrer tous les anciens révolutionnaires le jour anniversaire de la mort de Louis XVI, et d’abord les régicides. » Claude ne prit pas la chose au sérieux, mais le 7, le 8 janvier, ce bruit se confirma. Sieyès y croyait, Merlin de Douai aussi. (Destitué de sa charge d’avocat général à la Cour de cassation, Merlin portait lourdement le poids de sa vieille loi sur les suspects, et se sentait visé directement.) Réal, qui gardait de son passage à la police directoriale, consulaire, impériale, certaines sources d’information, dépeignait le complot. Le parti d’Artois voulait célébrer cet anniversaire en exterminant tous ceux que l’ultra-royaliste et ultra-cléricale Quotidienne appelait « les hommes de sang ». Depuis un mois, au pavillon de Marsan on désignait les victimes et l’on recrutait des sicaires. Dans la nuit du 21 au 22, les bandes d’assassins soldés, de chouans que l’on faisait venir par petit groupes, comme en vendémiaire an IV, se porteraient chez les ci-devant terroristes inscrits sur les listes et les égorgeraient. On attribuerait le coup à la colère du peuple indigné par leur
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