Les hommes perdus
la Saint-Napoléon fut fêtée dans presque toutes les casernes parisiennes et dans maintes villes de province. Fouché, après avoir vainement tenté de faire entendre ses conseils et cru, un instant, accéder sinon au ministère du moins à la pairie, s’était retiré dans son château de Ferrières en déclarant que les Bourbons ne dureraient pas six mois. Il venait d’imprimer une Lettre du duc de *** au comte d’Artois, dans laquelle il mettait « les vrais amis de Louis XVIII » en garde contre les ultras, « royalistes mille fois plus dangereux que les traîtres, par les excès auxquels ils veulent se porter pour soutenir le parti de Sa Majesté ». Il engageait les Bourbons à n’imiter point les Stuarts, « qui, après être remontés sur le trône, en descendirent par imprévoyance ». Claude l’allait visiter à Ferrières, où l’on voyait le fidèle Gaillard et parfois Talleyrand. Là, l’ancien ministre coulait apparemment une vie toute paisible et patriarcale. Il se délassait sous les frondaisons de son beau parc, veillait sur ses enfants, dirigeait leur éducation. En réalité, la nostalgie du pouvoir le rongeait. Certainement, reconnaissait Claude, au ministère il aurait rendu grand service. Avec sa souplesse, son audacieuse ingéniosité, même son absence de scrupules, son habileté à ménager tous les partis, il eût été capable de guider sagement entre les écueils la monarchie extravagante. Il abondait en vues très sensées, en idées de véritable homme d’État ; et la rancune qu’il laissait par moments paraître, virulente, ne prenait pas sa source seulement dans l’ambition déçue mais autant dans la conscience de ce que l’on gâchait.
En Limousin, les choses tournaient comme Claude et Lise encore davantage s’y étaient attendus. L’absence accomplissait son œuvre. Privée d’Henri, toute souffrante du besoin de le retrouver, Claire ne songeait plus guère à Jérôme. « Elle finirait, écrivait Lise, par détester en lui la cause de cette séparation. Le mal d’amour rend égoïste. Pauvre Jérôme ! Tu devrais, mon ami, le préparer doucement à ne plus compter sur elle. » Commission peu aisée. Claude se borna, lorsque le jeune homme lui demandait des nouvelles de « ces dames », à répondre qu’elles se portaient bien. « Aucun de nous ne semble leur manquer. Bah ! les femmes, il ne faut pas leur attribuer trop d’importance. Les jeunes filles surtout sont changeantes.
— Oh ! protesta Jérôme, M lle Claire n’est pas de celles-ci !
— Pourquoi ne le serait-elle pas ? Elle est très honnête, assurément. Sa mère l’était aussi ; mon ami Delmay se croyait sûr de l’épouser, elle lui a fait faux bond à mon avantage. » Claude forçait un peu la vérité pour la rendre plus frappante. « Au total, ajouta-t-il, nous sommes fort heureux, elle avec moi, le maréchal avec ma nièce. »
Là-dessus, il rompit l’entretien. Il le reprit en une occasion semblable et alla plus loin. « Claire a beaucoup d’amitié pour vous, mon cher Jérôme ; mais de l’amitié ne concluez pas nécessairement à autre chose, vous pourriez vous préparer une désillusion. »
Ces avertissements ne paraissaient pas influencer notablement le jeune avocat. Inquiet, Claude chercha au Palais le père de son secrétaire, un conseiller à la Cour de cassation, et lui exposa le problème. « Je vous remercie de m’aviser, mon cher Mounier, lui répondit ce haut magistrat, je mettrai bon ordre à cela en me gardant, bien entendu, de trahir mon informateur. Mon fils ne nous avait fait aucune confidence, à sa mère et à moi, et j’en connais la raison. Voyez-vous, cher Maître, tout flattés que nous aurions été d’une union si honorable, nous n’aurions pu l’envisager, Jérôme le sait bien. Sans doute escomptait-il nous forcer la main après s’être engagé de telle sorte que nous reculions devant un éclat. Cela aurait pu se produire, en effet, sans votre ouverture si franche. Des obligations familiales lui imposent d’épouser certaine jeune personne qui lui est destinée depuis fort longtemps. » Claude ne crut pas un mot de cette dernière phrase. Le conseiller avait eu l’adresse d’afficher, assez tôt pour se maintenir sur son siège, les sentiments légitimistes les plus exaltés ; par ces temps de restauration, il lui aurait fort déplu de marier son fils à la fille d’un ci-devant conventionnel, un régicide.
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