Les hommes perdus
Sans se le dire, elle et le D r Gaillot ressentaient une vive attirance l’un pour l’autre. C’eût été fort bien, car le jeune médecin, engagé volontaire dans le corps des officiers de santé en janvier 1814, rendu à l’existence civile en mai, venait d’ouvrir son cabinet rue de la Chaussée d’Antin, et il offrait toutes les garanties souhaitables pour la destinée d’un ménage. Seulement, Claire était déjà tacitement promise au premier secrétaire de son père, un jeune avocat très brillant que Claude considérait et traitait depuis longtemps comme son futur gendre. Jusqu’à l’apparition d’Henri Gaillot, Claire envisageait du meilleur gré cette union en perspective. Ensuite, elle avait fait la différence entre une sympathie amicale, une admiration pour le brillant Jérôme, accompagnées par la vanité de lui plaire, et ce qu’elle éprouvait pour Henri. Malheureusement, Jérôme l’aimait tout de bon, elle le sentait. Il se rendait compte qu’il avait un rival, mais il se fiait à elle, il ne la croyait pas de nature à lui préférer soudain un nouveau venu.
« Eh quoi ! disait Lise, tu n’es pas engagée envers lui, nulle promesse n’a été prononcée.
— Non, mais pendant deux ans, ou presque, nous nous sommes tous conduits comme si ce futur mariage était chose entendue, et moi-même n’ai donné à Jérôme aucune raison d’en douter.
— Enfin, ma chérie, si tu aimes vraiment Henri, tu ne vas pas en épouser un autre !
— Je devrais le faire, pourtant. Ah ! je suis bien malheureuse ! Henri, posé, maître de soi, se dominera plus aisément, si je me détache de lui, que Jérôme avec son caractère vif, passionné, son âme vibrante.
— Tu n’en sais rien, observa Thérèse. Le D r Gaillot pourrait être très passionné sous son calme. Naturellement, tu as raison : une femme se doit à qui elle est le plus nécessaire. Mais, mais, mais, est-ce Jérôme ? J’en doute.
— Tantine, tu n’as jamais eu grande sympathie pour lui.
— N’en conserves-tu pas beaucoup, toi, pour te dire si éprise d’un autre ? Ma petite chatte, ton cœur ne me semble pas encore très fixé. »
Claude partageait l’opinion de sa belle-sœur. Au contraire de M. Dupré, jadis, il ne voulait en aucune façon imposer à sa fille un mari ; il entendait la laisser libre de le choisir. Elle ne lui en paraissait pas capable dans les circonstances présentes, et il pensait que loin de ses soupirants – non encore déclarés – elle sentirait lequel lui manquait essentiellement. Si l’un d’eux lui manquait ! Tombant dans une erreur toute semblable à celle qu’il avait commise, vingt-six ans plus tôt, en n’accordant pas assez d’importance à « l’amourette » de Lise et de Bernard, Claude ne prenait pas très au sérieux « ces balbutiements du cœur », disait-il. « Tu te trompes, mon ami, lui répondit Lise, un soir. Ce ne sont point des balbutiements, crois-en mon expérience. J’ai passé par là, ne t’en souvient-il plus ? N’est-ce pas, même, une chose singulière que ma fille se trouve dans la situation où je me trouvais à son âge !
— La situation, la situation !… Alors selon toi, poursuivit Claude s’amusant à taquiner sa femme, Henri serait Bernard, et Jérôme moi. Et tu espères voir ta fille mariée à Henri parce qu’au fond, mon petit lapin, tu as toujours regretté inconsciemment Bernard.
— Bien entendu. Je ne me console pas de t’avoir épousé, tu m’as rendue tellement malheureuse ! Passons. Je n’ai pas de préférence pour Jérôme ou pour Henri, tu le sais ; mais c’est celui-ci que Claire aime. Son cœur ne balbutie pas du tout, il parle nettement. Elle balance par scrupule, par honnêteté, parce qu’elle s’imagine moralement engagée envers Jérôme, et parce qu’étant bonne et tendre elle redoute de le faire souffrir. À mon avis, le temps arrangera cela. »
Comme son mari, Lise pensait qu’à Thias où, loin de Claude elle avait autrefois découvert peu à peu sa vérité, Claire à son tour se confirmerait la sienne.
Les trois femmes partirent avec Antoine le 16 juillet. Le lendemain, il y eut une petite émeute rue Saint-Honoré : des commerçants, se refusant à fermer boutique au passage d’une procession, tinrent la police en échec ; il fallut appeler la gendarmerie. Le 22, un régiment de dragons défila rue du Bac aux cris de : « Vive l’Empereur ! » Le 15 août,
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