Les hommes perdus
attitude en ce jour. « La police, précisa Réal, doit en effet simuler une émeute sans-culotte sur le passage du cortège qui conduira solennellement à Saint-Denis les restes de Louis XVI, de Marie-Antoinette et de Madame Élisabeth. » Ces restes, ou plutôt un magma de chaux contenant des résidus rongés, avaient été exhumés au cimetière de la Madeleine. « On aurait, paraît-il, poursuivit Réal, soumis ce projet au roi qui l’aurait repoussé avec horreur, malgré l’insistance de Madame ; mais on se passera de son assentiment.
— Quels fagots ! se récria Claude. La duchesse d’Angoulême est assurément bornée, dure, rancunière ; quant à la supposer capable de pousser à un massacre, je m’y refuse. Et comment escompterait-on attribuer pareille tuerie à l’indignation du peuple ? La France entière, l’Europe savent qu’il se moque bien que l’on manque de respect aux Bourbons vivants ou morts. Ces deux détails rendent tout le reste aussi invraisemblable.
— Je n’y crois pas beaucoup, moi non plus, avoua Grégoire ; pourtant Carnot prend la menace fort à cœur. »
Quoique n’ayant guère confiance dans son jugement, Claude alla le voir, rue Saint-Louis, au Marais, où il habitait avec les siens depuis son retour d’Anvers. Malgré ses soixante-deux ans, ses cheveux toujours drus grisonnaient à peine et il restait toujours rude. À la question de son ancien collègue, il répondit en prenant une liasse sur son bureau : « Tiens, lis. » C’étaient des lettres envoyées par des amis connus ou inconnus pour le mettre en garde. Sa brochure, Mémoire au Roi, publiée en juillet, dans laquelle il rejetait avec raison sur les émigrés et leurs agissements la responsabilité du supplice de Louis XVI, le désignait particulièrement à leur vindicte. « Sauvez-vous ou cachez-vous », lui recommandait-on. « Je n’en ferai rien, dit-il. Que de fois n’avons-nous pas attendu dans le sein de la Convention la mort qui rugissait à nos portes ! Je ne fuirai pas comme certains. » Garat était parti pour Bayonne, Fouché demeurait prudemment à Ferrières, et Merlin préparait en hâte sa disparition. « Je ne me cacherai pas non plus. Je suis décidé à me défendre dans mon domicile ; j’opposerai la force à la force avec un éclat qui ne manquera pas de remuer l’opinion publique.
— Ta détermination me plaît, répondit Claude, mais je doute encore que nous ayons besoin de nous défendre. »
Cependant les gazettes ultras ne freinaient plus leurs fureurs. Avec la bénédiction de la censure, elles appelaient la vengeance sur les régicides, dont elles réclamaient la déportation sinon les têtes. Le 15 janvier, le Journal royal imprima cette remarque révélatrice : « Une loi a interdit de rechercher ou d’inquiéter qui que ce soit pour des votes, des opinions ou mêmes des faits relatifs à la Révolution ; mais la Charte ne parle que de faits et d’opinions, non de crimes. »
Le 17, Lise, sortie avec Claire pour aller chez leur lingère et leur modiste, revint inopinément. Claude voyant, par la fenêtre de son cabinet, la voiture rentrer dans la cour, crut que la neige, tombée en abondance, empêchait la circulation. Lise le détrompa. « Il y a, dit-elle, une grosse effervescence dans la rue Saint-Honoré, nous n’avons pu dépasser la place du Palais-Royal. Ce serait au sujet de M lle Raucourt. »
L’ancienne « protectrice » de Babet Sage, depuis longtemps repentie et rachetant par une charité exemplaire le scandale de son passé, était morte l’avant-veille ; on l’enterrait aujourd’hui. En dépit de sa conversion, le curé de Saint-Roch lui refusait le service religieux. Outrés par l’injure ainsi infligée à celle qu’ils considéraient comme la providence des malheureux, cinq mille hommes en colère assaillaient l’église portant encore les marques des balles du 13Vendémiaire. Aux cris de : « À bas la calotte ! Les prêtres à la lanterne ! Qu’on fouette le curé sur les marches ! » ils forcèrent l’entrée, envahirent la nef, introduisirent le cercueil dans le chœur dont les grilles furent renversées. Ils auraient fait un mauvais parti aux desservants, si un commissaire de police très sage n’avait pris sur lui de requérir ceux-ci. La messe d’enterrement fut célébrée et tout se calma.
« Mais, dit Claude à Réal et à Grégoire après avoir lu ces détails dans Le Censeur, on ne
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