Les hommes perdus
le plan de Fouché, ni même lui donner des soupçons là-dessus. Il lui en parla indirectement. « Tu n’ignores point, lui demanda-t-il, que la révolution éclatera d’un jour à l’autre ?
— -Non, je ne l’ignore pas, quoique l’on n’en veuille rien croire aux Tuileries. On y montre une confiance absolument folle dans la solidité du régime. Néanmoins, avec le faible contingent dont je dispose, car la garde nationale n’est pas sûre, j’ai pris mes dispositions pour défendre le Château.
— Mais si cette révolution se dirigeait uniquement contre les princes ; si, loin de menacer Louis XVIII, elle tendait au contraire à consolider la couronne sur sa tête en le débarrassant d’un entourage désastreux et en lui permettant de gouverner comme la France veut être gouvernée, que ferais-tu ?
— Mon ami, répondit gravement Bernard, j’ai prêté serment au roi, pas à son frère ni à ses neveux. En toute circonstance, je veillerai sur la personne du roi, j’obéirai aux ordres du roi. C’est tout. »
Des difficultés retardèrent Fouché. Lavalette ne se fiait guère à lui. Barras n’oubliait pas la façon dont les deux complices, Talleyrand, Fouché, l’avaient joué, au 18Brumaire. Il mettait M me de Staël et ses amis en garde contre le machiavélisme du duc d’Otrante. Son plan rencontrait d’autres résistances : pour Carnot, pour La Fayette – qui s’était tenu à l’écart pendant tout l’Empire et qu’à présent les Bourbons tenaient à l’écart –, pour Lanjuinais, Cambacérès, Benjamin Constant, l’opposition ne devait pas se compromettre dans de ténébreuses intrigues, mais combattre au grand jour durant la prochaine session parlementaire. Ils considéraient le retour de l’empereur comme un épouvantail agité par Fouché. Carnot, Davout ne répondirent pas à ses ouvertures.
L’hiver se terminait. Le mariage de Claire approchait. Son père s’occupait du contrat. La jeune fille était riche. Grâce aux opérations pratiquées autrefois pour elle et son frère par leur oncle Naurissane, elle possédait, outre des rentes confortables, deux immeubles dans Paris. Elle n’avait donc besoin de rien. Néanmoins, vu les menaces qui planaient confusément sur les anciens conventionnels (Fouché n’envisageait-il point, parfois, d’aller s’installer en Angleterre, Thibaudeau en Belgique !), Claude constitua en dot à sa fille l’hôtel de la rue-des-Victoires. Ainsi, dans le cas où il devrait quitter la France, il n’y laisserait aucune propriété saisissable.
Le 28 février 1815, Claire fut unie au D r Henri Gaillot. Les témoins de la mariée étaient son frère et le maréchal comte Bernard Delmay ; ceux du marié, son père et l’illustre chirurgien Larrey. Le soir même, le jeune ménage partait en voyage de noces, avec Limoges pour but lointain, afin que les grands-parents Mounier et Dupré, trop âgés pour avoir pu assister au mariage, connussent leur nouveau petit-fils. Le lendemain, Antoine reprit la poste pour Mont-de-Marsan. Au souper, Claude, Lise, Thérèse se trouvèrent bien seuls. Claudine, Bernard et leur fille vinrent les distraire. On parla de la situation, bien entendu. Tout restait en suspens. Le roi s’était momentanément délivré des Angoulême en les envoyant visiter « les provinces » ; il coulait des jours tranquilles, déclarant : « Oui, il y a quelques nuages, je le sais, mais cela se dissipera. » Bernard aurait voulu appeler davantage de troupes sous Paris ; à quoi Soult – successeur du général Dupont au ministère de la Guerre – s’opposait. « Il prétend, dit Bernard, que plus il y aura de soldats dans la place, plus Sa Majesté y comptera d’ennemis. Hélas, il n’a pas tort. » Claudine raconta qu’elle avait vu, rue Saint-Honoré, un chien portant à la queue une cocarde blanche.
Une fois rentrés dans leur chambre, Claude, prenant sa femme par les mains, et la regardant avec tendresse, lui dit : « Eh bien, mon petit poulet, nous revoilà comme autrefois, quand nous étions deux amoureux tout seuls.
— Nous avions vingt ans de moins !
— Qu’importe ! Tu es toujours aussi jolie, aussi douce, et je t’adore toujours, ma Lise, ma Lison, ma Lisette, mon gentil liseron !
— Et toi tu es un grand fou, et toujours le plus charmant des hommes, mon cher ami, répondit-elle en l’embrassant.
Quatre jours plus tard, le 5 mars, il dictait à un secrétaire le
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