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Les hommes perdus

Les hommes perdus

Titel: Les hommes perdus Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Robert Margerit
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assurément, il y a de très grands risques ; je les ai craints dès l’abord, je ne les oublie point. Je n’ai certes pas souhaité la venue de Bonaparte. Maintenant il est là, et il a pour lui la majorité de la nation.
    — On n’en saurait douter, reconnut Sieyès. Hier, aux Tuileries, sur la terrasse du Bord-de-l’Eau, j’étais assourdi par le vacarme montant du Carrousel où les soldats, les gens des faubourgs acclamaient cet homme. Barère, passant par là, s’avança vers moi et me dit : “Entendez-vous ces cris ? Voilà l’expression de l’opinion publique.” Je n’aime pas Barère, il n’en avait pas moins raison, monsieur le maréchal.
    — Aussi, poursuivit Claude, j’incline à croire que si les souverains étrangers veulent arracher Napoléon du trône, il pourrait se produire un grand mouvement national pareil à celui de 93, lequel nous permit de jeter un million d’hommes contre l’ennemi. C’est l’opinion de Carnot, je la partage.
    — Il vous a fallu un an pour les lever, les armer, nous fournir les moyens de passer à l’offensive. En octobre prochain, Bonaparte aurait probablement huit cent mille soldats et le matériel nécessaire ; or les coalisés attaqueront nos frontières en juillet au plus tard, je le répète. Il devra combattre longtemps à un contre quatre ou cinq. Et quand il aura huit cent mille hommes, s’il dure jusque-là, les Alliés en compteront onze ou douze cent mille. En 1793, si la Russie avait joint ses armées à celles de l’Autriche, de la Prusse, nous aurions succombé. Une nation ne tient pas tête, seule, à toutes les autres. Bonaparte sait remporter des victoires à un contre cinq, il l’a prouvé encore l’année dernière ; finalement, il sera, comme l’année dernière, écrasé sous le nombre. Macdonald ne lui donne pas trois mois, je lui en donnerais peut-être un peu plus, mais sûrement pas six. »
    L’inéluctabilité de la guerre se vérifia bientôt. Le 13 avril, le Moniteur publia un rapport de Caulaincourt signalant l’hostilité dont témoignaient les chancelleries étrangères ; les unes et les autres repoussaient toutes les propositions de l’empereur pour assurer la paix. Déjà, l’avant-veille et la veille, le rappel des soldats en congé, la mobilisation des gardes nationales actives avaient été décrétés.
    Cependant, Napoléon, obligé par ses promesses, songeait à créer un gouvernement représentatif que tout le monde réclamait. D’après Fouché, ce serait une caricature de régime libéral. « Réunir sur le Champ-de-Mars trente mille personnes, comme il l’a follement annoncé à Lyon, pour leur faire élaborer une constitution est irréalisable ; en revanche, les collèges départementaux pourraient élire rapidement une assemblée constituante. Bien entendu, il n’en veut pas. Il va désigner quelques hommes de son choix, auxquels il imposera sa volonté, et sa constitution ne sera pas moins “octroyée” que la Charte. » Fouché ne cachait pas à ses familiers qu’il était rentré au service de « cet homme » uniquement pour le combattre, à tout le moins le contraindre. La nomination des commissaires sembla démentir son pessimisme. Avec des bonapartistes modérés, comme Boulay de la Meurthe, Régnault de Saint-Jean d’Angély, on notait Carnot, Thibaudeau, Merlin de Douai, et même Benjamin Constant qui avait écrit un article extrêmement virulent contre l’empereur, peu après son débarquement. Ces choix inspiraient confiance.
    Le projet parut au Moniteur le dimanche 23 avril, accompagné d’un décret invitant tous les citoyens à consigner leur acceptation ou leur refus sur des registres ouverts dans les mairies et chez les officiers ministériels. Le dépouillement aurait lieu le 26 mai, avec une exceptionnelle solennité, au Champ-de-Mars.
    La rédaction avait soulevé de vives controverses, Claude et ses amis ne l’ignoraient pas. Les partisans du système anglais, entre autres Benjamin Constant, Régnault, Boulay, désiraient conserver une Chambre des pairs, nommés par le souverain, afin d’assurer la permanence du régime ; Carnot, Merlin, Thibaudeau, estimant la pairie antidémocratique, souhaitaient une chambre haute élue. Selon Carnot, l’empereur partageait leur avis. En revanche, contre le sentiment de tous les commissaires, il tenait à rattacher la constitution présente au passé impérial, car elle aurait ainsi « la sanction de la gloire ».

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