Les hommes perdus
jardin. Gaillard, recherché lui aussi, fit avertir Claude. Le D r Gaillot père, qui soupait avec sa femme rue des Victoires, l’emmena d’autorité chez eux. Il y passa deux jours. Le 19, à minuit, sous une pluie battante, Louis XVIII quittait Paris. Napoléon était à Montereau. Le 20, à huit heures du soir, il rentrait aux Tuileries, porté en triomphe par une foule d’officiers délirant. Dans la nuit même, Fouché redevint ministre de la Police. Le lendemain, Carnot reçut le portefeuille de l’Intérieur.
VI
Bernard avait suivi Louis XVIII à Lille. Lorsque Sa Majesté résolut de se retirer en Belgique, il l’accompagna fidèlement jusqu’à la frontière. Là, Mortier, Macdonald et lui, estimant qu’aucune cause ne pouvait justifier le passage d’un soldat à l’étranger, demandèrent leur congé au roi. Macdonald lui dit : « Au revoir, Sire, dans trois mois. »
Rentré à Paris, Bernard trouva Claude bien optimiste, soudain. L’enthousiasme unanime dans le peuple et la petite bourgeoisie, la joie de revoir le drapeau tricolore l’avaient conquis à ce qu’on appelait la révolution du 20 mars. Napoléon ne montrait-il pas l’intention la moins douteuse de gouverner en monarque libéral, comme la situation le lui imposait ! « Voilà l’essentiel : les circonstances qui ont permis, sinon produit, l’instauration du Consulat à vie puis de l’Empire ne se reproduiront plus maintenant. Tout a pris une autre direction. Les Bourbons sont tombés pour n’avoir pas été capables de la suivre franchement. Depuis septembre 92, la nécessité portait au despotisme : celui de la Convention, celui du Directoire, celui du premier consul, de l’empereur. Sa chute a brisé cet enchaînement. Engagé, après Louis XVIII, dans le libéralisme, Napoléon n’aura jamais plus le moyen de rétrograder. » Par un décret daté du 13 mars, à Lyon, et paru dans le Moniteur du 21, il avait annoncé : « Les collèges électoraux des départements seront réunis en assemblée extraordinaire au Champ-de-Mars, afin de modifier nos constitutions selon l’intérêt et la volonté de la nation. » En outre, le choix des ministres : Carnot, Fouché, Caulaincourt aux Affaires étrangères, Davout à la Guerre, donnait de bonnes garanties.
Grégoire restait cependant très sceptique. « Tu es comme Carnot, tu crois Bonaparte changé après un an d’exil, alors que vingt-cinq ans n’ont pas changé les Bourbons.
— Mon ami, il ne serait pas bon qu’il fût changé. Sa prodigieuse habileté à saisir les situations, à en tirer le meilleur parti pour lui, ne représente plus pour la liberté un danger ; elle nous assure, au contraire, de la façon dont il se conduira nécessairement.
— Sans doute, répliqua Sieyès, mais sur quoi peut-on compter avec cet homme toujours en train de se révolutionner lui-même ?
— Le problème, ou plutôt la tragédie n’est pas là, messieurs, dit gravement Bernard. Je pense, moi aussi, qu’en raison des circonstances nous n’avons plus à redouter le despotisme de Bonaparte ; seulement sa présence attire sur notre patrie une menace effroyable, comme il fallait s’y attendre. J’ai vu, à la frontière, les placards des coalisés. On feint ici d’escompter la paix, le retour de l’impératrice avec le roi de Rome, et peut-être les espère-t-on sincèrement. Cela ne se produira pas, la guerre est déjà déclarée contre Napoléon, depuis le 13 mars. L’Europe entière reprend les armes. Les souverains ont juré de ne les point déposer avant d’avoir définitivement abattu le revenant de l’île d’Elbe. Il leur faudra trois mois ou trois mois et demi pour réunir leurs forces, les amener à pied d’œuvre. Donc, vers la mi-Juin, le 1 er juillet au plus tard, huit à neuf cent mille hommes marcheront sur nous, et l’empereur n’en aura pas même deux cent cinquante mille à leur opposer. Croyez-moi, je puis juger de nos ressources. L’invasion recommencera, plus irrésistible encore que l’an dernier, car les généraux étrangers ont à présent l’expérience d’une campagne sur notre territoire. Et cette fois les Alliés ne combattront pas Napoléon seul, mais la France coupable à leurs yeux de l’avoir accueilli ; il ne s’agira plus de la réduire aux anciennes limites, mais de la démembrer pour lui rendre la guerre impossible. »
À ces paroles, succéda un silence pesant. Puis Claude : « Oui,
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