Les hommes perdus
plan d’une plaidoirie, lorsqu’on lui annonça le conseiller Gaillard. Quand ils furent tête à tête dans le cabinet, le fidèle confident de Fouché lâcha tout à trac : « L’empereur est en France, il s’avance vers Paris. »
Claude se releva d’un bond. « Impossible ! C’est une fausse nouvelle.
— Hélas non ! Napoléon a débarqué, le 1 er , au golfe Juan, près d’Antibes, avec un millier d’hommes. Depuis, il marche. On n’en sait pas davantage. Une dépêche de Masséna relatant la chose est arrivée aux Tuileries à midi. Le duc d’Otrante l’a connue presque aussitôt. Il va commettre une folie ; je vous conjure de joindre vos exhortations aux miennes pour l’en dissuader. »
Fouché voulait déclencher le soulèvement militaire préparé dans le Nord. En voyant Claude, il s’exclama : « Alors ! n’avais-je pas raison quand je disais que le printemps nous ramènerait Bonaparte avec les hirondelles et les violettes ? Blacas ne m’a pas entendu, tant pis pour les Bourbons !
— Oui, tu avais raison, et moi tort de ne point te croire ; mais je ne vois pas ce que tu espères en lançant tes généraux sur Paris. La tentative me semble, comme à Gaillard, absolument déraisonnable.
— Ah ! vraiment ! Que faut-il donc faire, selon vous ? Rien ? Attendre soit le triomphe de Bonaparte, soit celui des Bourbons ? Dans l’un ou l’autre cas, la cause de la constitutionalité sera perdue, car les Bourbons, s’ils arrêtent Napoléon, ne mettront plus aucun frein à leur penchant absolutiste ; et Napoléon, vainqueur, réinstallera sur le trône l’impérialisme sans contrôle. Je veux éviter cela. Je veux provoquer le soulèvement militaire afin d’établir un gouvernement provisoire qui se substituera aux Bourbons, convoquera les Chambres, lèvera la garde nationale, et, ou bien s’opposera au retour de l’empereur si on le peut, ou bien lui imposera une constitution et des ministres libéraux.
— Chimères ! mon ami, tu donnes dans les chimères ! D’ici demain, la nouvelle du débarquement sera connue. L’armée, le peuple s’enthousiasmeront une fois encore pour Bonaparte, nul ne se souciera d’un gouvernement provisoire. Quant à une constitution libérale, Napoléon se l’imposera lui-même, je l’ai dit, je le répète, parce que les circonstances lui en font une nécessité. S’il existe une chose à ne pas craindre, c’est bien la résurrection de l’ancien impérialisme. Malheureusement, il y en aurait beaucoup d’autres à redouter. »
Fouché s’obstina. Le jour même, il expédia le général Lallemand à Lille, sans lui dire que Napoléon avait débarqué. Drouet d’Erlon mit sa division en marche sur Paris ; mais, inquiété par l’arrivée soudaine de son chef le maréchal Mortier, il rappela presque aussitôt les régiments. Seuls, les chasseurs à cheval poursuivirent leur route, atteignirent Compiègne où l’aventure se termina par l’arrestation de Lefebvre-Desnouettes, des frères Lallemand et de plusieurs officiers supérieurs. L’affaire n’intéressait déjà plus le duc d’Otrante. L’abbé de Montesquiou, disait-il à Claude, engageait fermement le roi à former un ministère avec des libéraux, comme La Fayette, Benjamin Constant, et des conventionnels. On avait convoqué les Chambres. Mais Napoléon était à Grenoble. Fouché n’allait pas se risquer à soutenir une cause désormais perdue.
La royauté s’effondrait. Bernard, tout en demeurant attaché au roi, ne se faisait pas d’illusions. « Dans huit jours, assurait-il, Bonaparte sera aux Tuileries. Ney, Macdonald sont partis pour lui barrer le chemin. Ils n’y réussiront pas. Ney a promis de le ramener dans une cage de fer ; à peine l’aura-t-il vu, il lui baisera les mains. La monarchie n’arrêtera pas plus Bonaparte que le Directoire n’a pu l’arrêter à son retour d’Égypte. Et, une fois encore, les plus grands malheurs s’ensuivront. » Sieyès, Grégoire étaient tout aussi pessimistes. Gay-Vernon également. « Tout cela retombera sur nous, vous verrez ! » prophétisait-il. L’ancien ami de Napoléon, Bourrienne, passé depuis à l’ultra-royalisme, venait d’être nommé préfet de police ; les régicides devaient s’attendre à des ennuis. Carnot, Barras avaient disparu. Claude ne voulait pas abandonner ses occupations.
Le 16 mars, Fouché faillit être saisi ; il s’échappa en escaladant le mur de son
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