Les hommes perdus
de nous le rendre, s’imaginent-ils, et il n’y aurait pas la guerre. Hier soir, chez M me de Staël, on disait Lucien très partisan de l’abdication, mais personne ne l’estimait vraisemblable. Tout cela est parfaitement ridicule. Un Champ de Mai, tenu en juin au Champ-de-Mars ! Les royalistes ricanent ; ils ont beau jeu. »
Ce 1 er juin, Lise en se levant constata : « La fête sera mouillée. » Il bruinait, effectivement. Lise écrivit un mot qu’elle fit porter, rue de la Chaussée d’Antin, à Claire pour lui demander de venir souper, avec son mari et ses beaux-parents. Le temps se découvrait peu à peu. Vers onze heures, le soleil brillait quand une salve de canon annonça que le cortège impérial quittait les Tuileries. Toute l’artillerie de la capitale se mit alors à tonner. Claude n’avait aucune envie d’aller au Champ-de-Mars, mais, à deux heures après midi, gêné dans son travail par la canonnade persistante, il ordonna d’atteler. « Prenez vos lorgnettes de théâtre, dit-il à Lise et à Thérèse, nous irons à Chaillot. »
La calèche n’y parvint pas sans difficulté. Un grand nombre d’équipages encombraient la colline écrêtée pour construire au roi de Rome un palais, réduit encore à ses fondations. De cette terrasse, on voyait par-dessus la Seine le Champ-de-Mars rutiler comme un tapis aux couleurs éclatantes. Des milliers de soldats se répartissaient en masses rouges, vertes, bleu ciel, bleu sombre, beiges, noires (les bonnets à poil des grenadiers), gris pâle, amarante, jaunes, qui couvraient tout le terrain jusqu’à l’École militaire en partie masquée par des tribunes. À intervalles, éclataient les salves des batteries alignées au bord de la Seine ; la fumée s’élevait en rideau, voilant tout, mais le vent la balayait rapidement.
La cérémonie durait depuis midi, et il était trois heures passées lorsque Claude, Lise, Thérèse avaient atteint la terrasse. Peu après, ils aperçurent un bref cortège sortant d’entre les tribunes. Il se dirigeait vers un podium élevé sur le front des troupes. À la lorgnette, ils reconnurent, vêtu d’une étrange tunique rouge clair, Napoléon qui prit place sur la plateforme. Une foule de porte-drapeau (deux cents au moins) s’échelonnèrent sur les marches, et soudain, tandis qu’explosaient les fanfares, une immense vague étincelante recouvrit le Champ-de-Mars, noyant toutes les couleurs dans la scintillation de l’acier. Les troupes présentaient leurs armes. Un grondement sorti de vingt mille poitrines roula jusqu’à la terrasse de Chaillot : « Vive l’Empereur ! » Dominant les drapeaux dont l’étagement formait une longue île tricolore sur cette mer de sabres et de baïonnettes, sa petite silhouette incarnate semblait celle d’un dieu de la guerre.
« Je déteste cet homme, dit Lise en abaissant sa lorgnette, je déteste ces musiques, ces armes, ce barbare enthousiasme. C’est affreux. Partons, je t’en prie, Claude. » Lui-même était offusqué. Quelle différence entre cette apothéose militaire et ce à quoi l’on s’attendait après les décrets de Lyon ! Comme Lise, il pensait à leur fils, aux périls qu’Antoine courrait bientôt.
Le soir, après le souper, il y eut à l’hôtel beaucoup de visiteurs. Tous les habitués passèrent. On allait de maison amie en maison amie commenter les événements de ce jour, échanger des opinions, colporter observations et critiques. Claude éprouva l’agréable surprise de voir arriver, avec Merlin devenu ministre d’État, Cambon demeuré à Montpellier depuis 1796 et envoyé à la Chambre des représentants par le département de l’Hérault. Il avait, ainsi que Sieyès, Garat, Rœderer, assisté au Champ de Mai dans la tribune réservée aux membres du futur corps législatif. « Ç’a été, dirent les uns ou les autres, un mélange de tout ce qu’on peut imaginer : une pompe renouvelée du sacre, des costumes théâtraux, une messe pontificale, l’adresse des collèges électoraux, la proclamation des votes, le serment à la Constitution prêté par l’empereur sur les Évangiles, un Te deum, enfin la remise des aigles aux délégations des régiments, dont nous n’avons rien vu, du reste, car les tribunes tournaient le dos au Champ-de-Mars ; le tout si long qu’on a dû interrompre la distribution des drapeaux pour la terminer une autre fois. L’impression a été généralement mauvaise. La messe,
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