Les hommes perdus
C’est pourquoi, au lieu de s’intituler : Nouvelle constitution de l’Empire, ou simplement : Constitution de 1815, comme on s’y attendait, elle portait pour titre : Acte additionnel aux constitutions de l’Empire.
Ainsi, Bonaparte avait imposé sa volonté. D’un seul coup, Claude perdit ses illusions. Décidément « cet homme » n’était pas plus que les Bourbons capable d’oublier le passé. Il se pliait aux circonstances et tâchait d’en profiter, sans en avoir l’intelligence véritable. Grand capitaine assurément, génial organisateur, il demeurait en politique un opportuniste sans vues profondes.
Évidemment, l’Acte additionnel marquait, dans ses articles, un progrès considérable sur la Charte. Abaissant le cens, il élevait de vingt mille à cent mille le nombre des électeurs (augmentation encore dérisoire). Il rendait les ministres responsables devant la Chambre des représentants et celle des pairs. Leurs débats, à la seconde comme à la première, devenaient publics. Chacune possédait le droit d’amendement et la faculté de proposer des lois. Il garantissait les libertés, établissait l’égalité des cultes en repoussant toute religion d’État, supprimait la censure, la remplaçait par le principe de la responsabilité, déférait au jury les délits de presse. Enfin, il abolissait les juridictions d’exception et restituait l’exercice de la justice aux tribunaux traditionnels.
« Mais à quoi tout cela nous avance-t-il ? » demanda Jean Dubon lors du souper qui réunit, ce dimanche d’avril, toute la famille et quelques intimes. « À quoi cela nous avance-t-il, si tout cela peut être, un jour, modifié par un simple décret, comme ce fut le cas en l’an VIII, en l’an X, en l’an XIII ? Rien n’empêchera Bonaparte de faire avec la Chambre des pairs ce qu’il a fait avec le Sénat conservateur. Cette simple addition aux constitutions impériales dont la France a tant souffert, n’engage le Corse à rien. Je la refuserai.
— Beaucoup penseront et agiront comme vous, dit Gay-Vernon. C’est pourquoi Carnot aurait, assure-t-il, déclaré à l’empereur : “Votre Acte additionnel vous causera plus de tort que la perte d’une bataille.” Pourtant la responsabilité des ministres devant les Chambres, le droit d’amender, de proposer des lois me paraissent générateurs d’immenses progrès. Aussi, sans approuver entièrement ce texte, ne le refuserai-je pas. Et puis l’article 67, interdisant toute proposition de rétablir sur le trône aucun membre de la famille des Bourbons, même si la dynastie impériale venait à s’éteindre, serait à lui seul, pour nous, une raison de voter affirmativement.
— Mon pauvre ami, répondit Bernard, ton article 67 n’empêchera pas Louis XVIII de remonter sur le trône avant six mois. Tout simplement parce que la France ne dispose pas d’un autre prince. Louis-Philippe n’à point voulu rester ici en l’absence du roi, et il n’y reviendra pas sans lui, sois-en sûr. Bonaparte vaincu, il faudra non seulement recevoir Louis XVIII, mais encore le rappeler à grands cris, en espérant qu’il nous évitera, une fois encore, le pire. »
Fouché pensait les mêmes choses. Claude l’apprit de sa bouche le mardi suivant. En rapports avec Metternich par l’intermédiaire de Talleyrand, et aussi avec le Corse Pozzo di Borgo, conseiller personnel du tsar, Fouché avait engagé des relations secrètes également avec lord Wellington. De la sorte, il savait pertinemment les Alliés opposés même à Napoléon II. Wellington et Alexandre eussent admis Louis-Philippe – réfugié de nouveau en Angleterre –, mais celui-ci repoussait toutes les sollicitations. Louis XVIII demeurait donc le seul souverain possible. « Je t’en préviens, ajouta Fouché, je suis résolu à favoriser sa restauration ; c’est notre unique rempart contre les fureurs de la Prusse. Ses ministres jurent de démembrer la France, de la transformer en quatre ou cinq duchés. Louis XVIII réoccupant le trône, il faudra bien au roi de Prusse le respecter, lui laisser un royaume.
— Et Louis XVIII à son tour te laissera ton portefeuille, hein !
— Souhaite-le, car cela me permettrait de défendre la monarchie contre les ultras, la nation contre les excès qui la menacent. On n’a pas voulu m’entendre, l’année dernière. Les faits m’ont donné raison. Le roi désormais m’écoutera. »
Le patriotisme de
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