Les hommes perdus
le Te deum, le serment sur les Évangiles ont choqué. Napoléon, a-t-on dit, veut rendre au catholicisme sa prépondérance ; il refait toutes les fautes de Louis XVIII. Et puis cette mascarade ! Pourquoi ce costume d’empereur d’opéra ? Joseph, Lucien, Jérôme, en velours blanc, avec les manteaux courts brodés d’abeilles d’or ? Tous les Bonapartes ont paru grotesques. Lucien s’en rendait compte ; mal à l’aise, il tiraillait son col, ne cessait d’enlever et remettre ses lunettes. Les troupes ont manifesté le plus grand enthousiasme. En vérité, il y en a eu, un moment, dans les tribunes : lorsque David d’Angers a lu l’adresse des collèges électoraux, excellente, patriotique. L’empereur la connaissait, il n’a pourtant pas su y répondre. Il a parlé des souverains coalisés qui méditent de nous enlever les places fortes du Nord et de se partager la Lorraine et l’Alsace. Maladresse, car seul son retour, à lui, leur en offre le prétexte. Pour le reste, il a répété les affirmations si souvent entendues depuis le 20 mars : “Je tiens tout du peuple, ma volonté est celle du peuple, mon honneur, ma gloire, mon bonheur ne peuvent être que l’honneur, la gloire, le bonheur de la France.” Comme s’il s’était jamais soucié du peuple ! Et la France, à présent, ne semble guère se soucier de lui. Le dépouillement des registres a donné à peine plus d’un million cinq cent mille oui et de quatre mille huit cents non. Quand on se rappelle les plébiscites précédents, avec leurs trois millions à trois millions et demi de volants, on constate que le pays se désintéresse de la restauration impériale. »
Les représentants se réunirent le lendemain, au palais Bourbon. Ils comprenaient trente-deux des anciens conventionnels, entre autres Lanjuinais, Barère, Cambon, Drouet qui avait été préfet de Sainte-Menehould durant l’Empire, Poulain-Granpré, Ramel et aussi Garat, ex-ministre de la Convention. « Décidément, constata Claude, si j’étais rentré dans l’arène je m’y serais trouvé en pays de connaissance. » La remarque fut encore plus vraie le 4 quand le Journal de l’Empire publia la liste des pairs. Parmi eux figuraient Sieyès, Rœderer, Thibaudeau, Quinette, Boissy d’Anglas, Jourdan… et Fernand Dubon avec trois autres amiraux.
Jean Dubon en resta tout suffoqué. Son fils, pair de Napoléon ; son gendre, pair de Louis XVIII ; et lui, tout aussi dénué de sympathie pour l’empereur que pour le roi ! C’était bien là le drame. Comme le disait Gay-Vernon : « Nous ne voulons en vérité ni de Napoléon ni de Louis XVIII, la république est impossible, et le souverain que nous souhaitons ne peut accepter la couronne. De quelle façon en sortir ?
— La guerre changera peut-être la face des choses, répliqua Dubon. Sait-on jamais ! Moi, je ne renonce pas à la république. »
On sentait très prochain le début des hostilités. La garde impériale était partie – secrètement, mais comme des gardes nationaux faisaient depuis le 3 au matin le service des palais, ce départ ne laissait aucun doute. Le dimanche 4, l’empereur acheva, aux Tuileries, la remise des drapeaux, tandis qu’avait lieu dans le jardin, sur la place de la Concorde, dans les Champs-Élysées, une grande fête populaire avec chevaux de bois, mâts-de Cocagne, orchestres, danses, acrobates, funambules, distributions de vin, de pain et de victuailles. La nuit tombée, les Tuileries s’illuminèrent. On tira un feu d’artifice. La pièce principale figurait le brick l’ Inconstant ramenant de l’île d’Elbe Napoléon au-dessus duquel étincelait son étoile.
Lise, Claude, Thérèse étaient allés à La Châtenaie passer ce dimanche, beau par extraordinaire comme le vendredi précédent. Bernard pensait que Napoléon se disposait à prendre l’initiative des opérations. « Il ne peut agir autrement, la défensive ne lui est pas permise. Il va certainement fondre sur les coalisés sans leur donner le loisir d’achever leur concentration, et tenter de les vaincre successivement. D’après ce que je sais, il réunit cent vingt à cent vingt-cinq mille hommes aux abords de la frontière belge. Les Anglo-Bataves, commandés par Wellington, en ont environ quatre-vingt-quinze mille stationnés de la mer à Bruxelles. Blücher aurait un peu plus de cent mille Prussiens entre Liège et Namur. Un intervalle de quelque quatorze lieues subsiste donc
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