Les hommes perdus
fois. Il exagère probablement, selon son habitude. Mais enfin un succès n’est pas pour me surprendre. Ne t’ai-je pas dit depuis longtemps qu’il gagnerait une ou deux batailles et perdrait la troisième ? »
Au retour, la voiture eut à fendre, sur le quai Voltaire, sur le Pont-National, une foule grossissante. Tout Paris descendait dans les rues, et, sous le soleil, se pressait vers le Carrousel, le Palais-Royal, la place Vendôme, excité, impatient de savoir quel triomphe faisait gronder le canon. Bientôt on entendit des crieurs, brandissant et distribuant un Extrait du Moniteur : simple feuille sur laquelle s’étalait une dépêche de six lignes, datée du 16 au soir. Elle annonçait, sans aucun détail, que S. M. l’Empereur venait de remporter, à Ligny, « une victoire complète sur les armées prussienne et anglaise ». À cette nouvelle, la joie, l’orgueil de la revanche éclatèrent. On se congratulait sans se connaître, on s’embrassait.
« Ligny ! s’exclama Bernard. C’est là que Jourdan, Saint-Just et moi avons vu, en juin 1794, les Autrichiens lâcher pied devant nous. C’est un village au nord de Fleurus, sur la remontée des pentes vers lesquelles nous avons repoussé les Impériaux. Vingt et un ans !… Mais comment diable les armées prussienne et anglaise se seraient-elles réunies sur cette position ? Wellington aurait laissé sans défense tout l’ouest de la Belgique, y compris la route Charleroi-Bruxelles ! Je ne puis le croire. »
Pourtant Davout, ce même dimanche, reçut de Soult, major général de l’armée du Nord, une dépêche confirmant « la victoire complète sur les Prussiens et les Anglo-Bataves ». Cette confirmation parut au Moniteur le lundi. Or ce jour-là, 19 juin, Bernard eut des nouvelles arrivant du champ de bataille. Elles étaient fragmentaires ; leur ensemble fournissait néanmoins une esquisse de la journée. Il y avait eu, en réalité, deux actions, distantes de plusieurs lieues et conduites simultanément, dans la relevée du 16, l’une par Napoléon contre Blücher, sous Fleurus ; l’autre par Ney contre Wellington, à l’ouest, sur la route de Bruxelles au lieudit les Quatre-Chemins ou les Quatre-Bras. Ainsi, les choses se concevaient mieux ; elles ne correspondaient pas toutefois à l’annonce officielle.
Sous Fleurus, après « des combats d’une extraordinaire sauvagerie », l’empereur avait, « à la nuit tombante », enlevé Ligny et crevé le front prussien. Aux Quatre-Bras, Ney, avec des forces insuffisantes, était difficilement parvenu à contenir les Anglo-Bataves sans pouvoir les enfoncer. Selon le colonel Morin, écrivant le 17 à midi, les Prussiens avaient subi une correction sévère, on estimait leur perte à vingt-cinq mille hommes. « Cependant leur retraite n’évoquait en rien la déroute. À l’extrême droite où je me trouvais, dans le corps du maréchal Grouchy, nous sommes restés, jusque vers minuit, en contact avec des bataillons qui se retiraient en bon ordre à la faveur des ténèbres, faisant tête résolument si on les approchait trop. Il aurait fallu les harceler, on ne nous l’a pas commandé. Pourquoi ?… À la vérité, l’empereur montre, dans cette campagne, une surprenante mollesse. Tous les généraux le remarquent ; beaucoup s’en plaignent ouvertement, car les soldats leur imputent notre lenteur, et les accusent. Hier, nous avons passé la matinée dans l’inaction. Aujourd’hui, nous pensions marcher dès deux ou trois heures du matin pour parachever notre succès. Pas du tout. L’empereur n’a quitté son quartier qu’à neuf heures, en a consacré presque trois à visiter le champ de bataille, et tout à l’heure seulement s’est résolu à diriger le principal des troupes vers les Quatre-Bras, en détachant le maréchal Grouchy avec trente mille hommes afin de poursuivre les Prussiens dans l’Est, vers Namur. Sont-ils réellement de ce côté ? J’en doute. Ceux que nous voyions hier soir allaient droit au Nord. Je me suis permis d’en faire la remarque au général, en lui proposant de pousser par là un ou deux de mes escadrons. Il m’a répondu : “Mon cher colonel, il ne nous appartient pas d’improviser. Conservez vos escadrons réunis, pour agir quand vous en recevrez l’ordre”. Je me hâte de terminer. La garde se met en marche, suivant le 6 e corps. Nous n’allons pas tarder à entrer dans le mouvement. Mais les Anglais n’ont
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