Les hommes perdus
président les compta des yeux. « Adopté », proclama-t-il. Duroy proposa le rappel des représentants arrêtés le 12 Germinal et après. Adopté de la même manière. Romme de nouveau, réclama des visites domiciliaires pour saisir les farines cachées, le rétablissement du « pain de l’Égalité », l’interdiction de faire des gâteaux. Il proposa aussi le renouvellement des comités de section, qui devaient être élus par les citoyens, non pas nommés par le gouvernement comme cela se pratiquait depuis le 9Thermidor. Adopté, adopté, adopté. C’était une comédie. Claude gardait son chapeau sur la tête ; autant d’assistants que de députés levaient le leur, et Vernier ne faisait même plus semblant de les dénombrer, tant il avait hâte de voir présenter le plus possible de motions compromettantes. Un enfant s’en serait rendu compte. Et qui pouvait croire une seule seconde à la valeur de décrets rendus dans ces conditions ! Leur inconsistance n’échappait point à Goujon, le remplaçant d’Hérault-Séchelles. « Voter ne suffit pas, s’écria-t-il. Il faut assurer l’exécution des décrets. Chargeons-en une Commission extraordinaire, et composons-la sur-le-champ. »
Cela revenait en somme à supprimer les Comités de gouvernement pour les remplacer par une commission dictatoriale. La chose parut forte aux Montagnards modérés. Ruhl, Duroy, Forestier, plusieurs autres se refusaient à destituer les Comités sans les avoir entendus. Une discussion s’engagea, longue, confuse. Le temps passait. Il allait être neuf heures. Les uns après les autres, les patriotes se lassaient. Ils partaient, rentrant chez eux pour tâcher de souper s’il y avait moyen, ou parce qu’ils ne croyaient plus au succès du mouvement. Gay-Vernon entendit un de ceux-ci dire à ses voisins : « Avec leurs parlotes, les avocats sont en train de nous foutre dedans une fois de plus. Allons-nous-en ! » Dehors, ils trouvaient les gardes nationaux en uniforme, rangés l’arme au pied, baïonnette au canon, qui les regardaient d’un air peu amène mais ne tentaient rien contre eux. Lecourt-Villiers avait ordre de ne point inquiéter les sortants.
Une remarque d’Albitte entraîna encore des retards. « À quoi riment, dit-il, ces délibérations dont personne ne prend note ? » En effet, les places des secrétaires restaient vides. La comédie se trahissait là. On s’empressa de nommer à ces postes Laignelot et Thirion. Puis on s’égara dans des motions dénuées de tout rapport avec les circonstances. Bourbotte occupa la tribune pendant un quart d’heure pour demander l’arrestation des journalistes thermidoriens. Une voix s’éleva pour proposer de supprimer la peine capitale. « Les patriotes ne sont pas des sauvages. Prouvons-le en abolissant la peine de mort ! » D’autres voix répondirent : « Oui. – Non. – Oui, excepté pour les émigrés et les fabricants de faux assignats. » Le sens de l’immédiat, le sentiment de la situation, de ses exigences, de ses risques, tout s’en allait dans le dévoiement intellectuel qui est le vice des assemblées délibérantes, et, bien entendu, Vernier ne faisait rien pour l’arrêter. Enfin, avec son bon sens terrien, Duquesnoy, ci-devant cultivateur dans le Pas-de-Calais, remit les choses au point. « Je demande, dit-il avec force, la suspension immédiate des Comités et la nomination, à l’instant même, de quatre d’entre nous pour former la Commission extraordinaire réclamée par Goujon. Ces quatre membres devront aussitôt s’emparer des papiers du Comité de Sûreté générale et de son local. La mesure vous paraît violente, je le sais ; mais si nous ne la prenons pas maintenant, on fera tout à l’heure ce qu’on a fait dans la nuit du 12 Germinal. »
Les patriotes applaudirent. Bourbotte, le ci-devant marquis de Soubrany, Albitte, Romme, Lecarpentier et d’autres Montagnards agitaient leurs chapeaux en criant : « Aux voix ! Aux voix, président ! » Il eut peur. Les Comités allaient-ils se laisser destituer ainsi ? Eck n’était plus là pour les prévenir. Vernier dit un mot à Boissy d’Anglas et, lui cédant le fauteuil, disparut derrière la tenture du salon présidentiel. De là, il courut au pavillon de Marsan.
« Eh bien, aux voix », annonça Boissy. Il se mit à compter les chapeaux. Claude refrénait avec peine l’envie de lever le sien, de s’associer à cette tentative. Mais la
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