Les hommes perdus
regagna son poste à la Convention, par le passage communiquant avec la salle des pétitionnaires.
Les fusiliers populaires avaient dégagé le massif formé par la tribune et le bureau. Il était six heures et demie. François Duval, pour justifier l’insurrection, donnait lecture du manifeste, au milieu des applaudissements et des cris. Après lui, toujours dans la même pensée trop honnête, Étienne Chabrier gaspilla encore du temps à lire l’article de la Déclaration des droits légalisant l’insurrection. Les deux hommes occupèrent ainsi la tribune pendant plus d’une demi-heure parce qu’il fallait, sans cesse refaire battre le tambour afin d’obtenir un nouvel instant de silence. Et, à sept heures, Pierre Lime, sur le Carrousel, reçut l’ordre, signé Raffet, de rejoindre sans délai le dépôt de sa section. Il obéit, n’entendant pas entrer en rébellion contre le commandant en chef, et n’ayant, du reste, jamais eu confiance dans l’entreprise. Il partit avec ses canons, suivi par la majorité de sa troupe.
Dans la salle, on ignorait cette défection. Vernier réinstallé au fauteuil avait, avec une autorité servie par la fatigue des manifestants et par la bonne volonté de Pierre Dorisse, de Duval, de Chabrier, des gardes de l’Arsenal, fait évacuer le parquet devant la tribune, ainsi que les banquettes voisines. La raison, le sentiment de l’urgence commençaient de l’emporter sur la violence. Et puis, bien des femmes, en mouvement depuis l’aube, se retiraient, épuisées, ce qui ne favorisait pas peu le retour à un certain calme. Des vociférations furieuses, les rebelles passaient aux revendications. Les uns réclamaient la libération des patriotes, la Constitution de 93 ; d’autres, le rétablissement de la Commune, des sociétés populaires, l’interdiction du commerce de l’argent, le même pain pour tous ; d’autres enfin, la réincarcération des Soixante-Treize, l’arrestation des Thermidoriens, des émigrés rentrés, la réquisition des denrées, le retour au maximum, l’organisation de visites domiciliaires chez les riches pour y saisir le superflu. Plusieurs demandèrent que l’on nommât sur-le-champ un commandant de la force armée parisienne, et désignèrent pour ce poste « le brave député Soubrany ». Celui-ci, ex-noble, montagnard modéré comme son ami et compatriote Romme, était connu pour son antithermidorisme.
Plus d’une heure se perdit à ces réclamations confuses. La salle s’enténébrait. Comme les huissiers allumaient les quinquets et les lustres, Ignace Eck vint discrètement avertir Vernier que la garde nationale fidèle remplaçait dès à présent sur le Carrousel les troupes de l’insurrection. À neuf heures, Lecourt-Villiers, commandant le bataillon des Filles-Saint-Thomas, recevrait l’ordre d’entrer avec ses hommes dans la salle de la Liberté et des Drapeaux. En outre, les deux Comités, réunis maintenant, avaient pris un arrêté annulant par avance tous les décrets que pourrait rendre la Convention « envahie et opprimée ». Vernier consulta Boissy d’Anglas demeuré auprès de lui, puis, annonçant qu’on allait mettre en délibération les vœux exprimés par le peuple, invita les représentants à descendre siéger au milieu de celui-ci, sur les banquettes libres. On ne pouvait voter par assis et debout, mêlé comme on l’était aux assistants debout pour la plupart. Aussi opinerait-on en levant son chapeau.
Les Montagnards hésitaient. Ils se souvenaient du 12 Germinal. Ils se rappelaient la façon dont on avait laissé se compromettre les Crêtistes pour les accuser ensuite. La complaisance de Vernier, un des Soixante-Treize, pour le peuple qui voulait leur réincarcération paraissait extrêmement louche. De plus le conciliabule, au bureau, entre un inconnu, le président et Boissy avait frappé Claude.
« Ne descendez pas, dit-il. C’est un piège.
— Peut-être, avoua Ruhl, mais il faut bien faire quelque chose pour ces pauvres diables. Ils comptent sur nous. Ils n’ont que nous.
— Vous ne leur servirez à rien. À quoi leur ont servi Duhem, Ruamps, Choudieu, Chasles, Foussedoire ? À subir de dures représailles.
— Si c’est un piège, dit Romme, nous le déjouerons en agissant vite. Allons, ne perdons plus de temps. »
Il descendit et aussitôt prit la parole pour demander la libération de tous les patriotes emprisonnés depuis le 9Thermidor. Des chapeaux se levèrent, le
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