Les hommes perdus
que Fouché, confiant dans la réussite finale, n’eût point hésité à braver les risques, comme il l’avait fait, non sans imprudence, en attaquant Tallien à la tribune. Son mutisme, son immobilité ne portaient donc pas à bien augurer de la révolte.
Ruhl, le vieil Alsacien aux cheveux blancs, l’austère Romme se décidèrent à parler au peuple. Ils essayèrent et il ne le leur permit pas. « À bas ! À bas ! » cria-t-il. Au 12 Germinal, on l’avait abusé par des discours. Il n’en voulait plus. Il ne voulait même pas entendre ses propres meneurs, d’ailleurs inconnus du grand nombre. Espérant ramener le silence, François Duval, le cordonnier, canonnier au bataillon de l’Arsenal, fit battre les tambours de sa section. Peine perdue. La foule n’en hurla que plus fort. Elle se grisait de sa révolte. Le bruit, le chaos l’enivraient. Les femmes se mirent à taper des mains, à trépigner. Elles jouissaient d’un plaisir sadique en voyant l’état auquel la Convention, humiliée, bafouée, se trouvait réduite. C’était leur revanche pour tant de souffrances, tant de provocations des Thermidoriens et de leurs clients.
Quelques hommes cependant se rendaient bien compte qu’à prolonger le désordre on risquait de tout perdre. L’un d’eux, un anonyme au verbe claironnant, s’efforça de dominer le tumulte. « Mes amis, le temps presse ! s’écria-t-il. Il faut des décrets. Laissons nos représentants les prendre !
— À bas ! lui répondit-on. À bas les avocats ! »
Ruhl encore, Duroy demandèrent la parole à Boissy d’Anglas. Il n’avait aucune possibilité de la donner. Chaque fois qu’il tendait la main vers la sonnette, on le menaçait. Brusquement, un nouveau remous divisa la foule. Elle s’ouvrit devant une procession hérissée de fers luisants, de sabres. Entrée par la salle de la Liberté, elle s’avança jusqu’au bureau avec des clameurs sauvages. Parmi les pointes et les lames brandies, on voyait, piquée au bout d’une hampe, une boule chevelue, blême, sanguinolente. C’était la tête de Féraud, décapité rue de la Loi. Les massacreurs entendaient la faire baiser à son complice Boissy-Famine. Il la repoussa d’un geste en détournant les yeux. « À mort ! À mort ! » hurlait-on. Des piques l’environnaient. Pour l’atteindre, des forcenés tentaient d’escalader la tribune. François Duval rassembla les fusiliers de l’Arsenal pour la dégager.
Dehors, les bataillons des sections en révolte tenaient toujours la cour et le Carrousel. Le commandant général, Pierre Lime, braquait ses pièces au débouché de la rue Nicaise. Mais il n’avait pas eu l’idée, et personne ne la lui avait soufflée, d’occuper les locaux des Comités, d’en arrêter les membres. Pas la moindre escouade ne s’était emparée de l’Hôtel de ville, et l’Assemblée centrale n’existait pas.
En revanche, le bataillon bourgeois de la Butte-des-Moulins s’alignait sur la place du Palais-Royal, renforcé depuis un moment par celui de Le Pelletier, ci-devant des Filles-Saint-Thomas, royaliste jusqu’en pleine Terreur. Celui du Contrat-Social se trouvait encore plus proche, dissimulé sur le Petit-Carrousel, en liaison d’une part avec le pavillon de Marsan, de l’autre avec les gendarmes et le bataillon de Grenelle chassés de la Convention mais demeurés dans l’aile droite du Palais national. Legendre, Tallien, Fréron, Ysabeau conservaient ainsi le contact avec l’Assemblée. Un de leurs agents, Ignace Eck, faisait le va-et-vient entre la salle du Comité et celle de la Convention. Ils l’auraient libérée dès maintenant s’ils l’avaient voulu, mais cela n’offrait aucun avantage. Qu’importait au mitrailleur Fréron, au guillotineur Tallien la vie d’un ou deux députés, voire de Boissy d’Anglas lui-même, quand on pouvait liquider toute l’opposition montagnarde et toute la sans-culotterie au nom de laquelle ils avaient pourtant guillotiné et massacré ! Pour réaliser leur dessein, il ne fallait qu’attendre. On ne risquait plus rien désormais. Raffet, ex-prétorien de La Fayette, commandant la garde nationale, rassemblait tous les bataillons de l’Ouest. Les girondistes Defermon et Pontécoulant allaient au camp des Sablons recevoir la cavalerie arrivant à Paris. Des troupes à pied suivaient. On gardait solidement les barrières, le télégraphe, les prisons. Chaque instant écoulé assurait la victoire. Vernier
Weitere Kostenlose Bücher